Peut-être vous attendiez-vous à m’entendre parler de l’Indonésie ou du Congo, deux pays que j’ai étudiés de près et in situ pendant des années et qui m’ont tant appris. Peut-être aviez-vous espéré m’entendre parler du colonialisme et du degré de culpabilité et de responsabilité qui façonnent notre héritage actuel. Eh bien oui, c’est en effet mon intention. Abordons donc aujourd’hui le colonialisme, parlons de culpabilité et de responsabilité. Parlons du rôle de l’Occident. Mais pas seulement en regardant dans le rétroviseur. Car même le jour où nous aurons pleinement assumé le colonialisme du passé, nous n’aurons encore rien entrepris contre la manière dramatique dont nous colonisons à présent l’avenir.

L’humanité aborde le prochain siècle sans pitié aucune, avec la même avidité et la même myopie qui lui ont permis autrefois de s’approprier des continents entiers. Le colonialisme s’inscrit désormais dans le temps, et non plus dans l’espace ; le pire n’est peut-être pas derrière nous, mais devant nous. Nous nous comportons en effet en colonisateurs des générations futures. Nous les privons de leur liberté, de leur santé, peut-être même de leur vie – tout comme les colonisateurs l’ont fait par le passé. Nous imposons les conséquences de nos actes aux humains qui viendront après nous, et ce avec une brutalité et une indifférence qui donnent le vertige. Nous faisons comme s’ils n’étaient pas là, comme si leur pays était le nôtre, comme si leur monde était vide, comme si nous pouvions puiser à notre guise dans les ressources disponibles – eau potable, sol fertile, air sain – sans penser qu’ils pourront en avoir besoin eux aussi. Nous spolions nos petits-enfants, nous dévalisons nos enfants, nous empoisonnons notre progéniture.

Mais ce processus se déroule à présent si vite que nous commençons à en ressentir nous-mêmes les effets, dans notre propre chair. Désormais, nous prenons nous aussi des coups. Par un retournement cynique, les feux de forêt, les inondations et la sécheresse sont devenus notre planche de salut. C’est maintenant seulement que nous nous réveillons. C’est maintenant seulement que nous agissons. C’est maintenant seulement que nous nous rendons compte que cela ne peut plus durer. […]

Et en disant « nous », nous faisons comme s’il s’agissait de l’humanité entière, parce que cette formulation semble sympathique et inclusive – « nous, l’humanité, sommes conjointement responsables du réchauffement de la Terre et nous voilà désormais tous dans la même galère » –, mais elle cache une vérité beaucoup plus profonde que nous ne voulons pas voir : nous ne sommes pas tous dans la même galère. Et nous ne sommes pas tous également responsables. Le réchauffement climatique a été et est toujours principalement causé par les pays les plus riches des régions tempérées de la planète, et il affecte principalement les pays les plus pauvres des tropiques. Le basculement du statut de sujet à celui d’objet a lieu quelque part aux environs du tropique du Cancer. Si vous franchissez cette ligne, vous entrez dans le vif de l’accusatif. C’est alors que le sujet se métamorphose soudain en objet. À partir de là, on subit le comportement de l’autre. Il en va du réchauffement climatique comme du tabagisme passif : vous n’avez rien demandé à personne, mais vous en supportez toutes les conséquences. […]

Voulons-nous parler enfin sérieusement du colonialisme au-delà du colonialisme ? Eh bien voilà : disons que les pays du Sud sont les fumeurs passifs de l’hémisphère nord. Non, c’est même pire en réalité, car ils souffrent plus que les fumeurs eux-mêmes. Les pays qui émettent le moins de gaz à effet de serre sont en effet les plus exposés à leurs effets délétères. Non contents de coloniser l’avenir, nous nous entêtons à coloniser le Sud. Un jeune berger de quinze ans au Tchad a une empreinte carbone de trois fois rien, mais il va voir son pays continuer à se désertifier en raison du mode de vie des garçons et des filles de son âge à Washington, Tokyo ou Amsterdam. Et si, une fois que ses chèvres seront mortes de faim et de soif, ce même berger veut se déplacer vers des régions plus tempérées où la chaleur est encore à peu près tolérable la plupart des mois de l’année, c’est un long calvaire de migration, de discrimination et de désintégration qui l’attend. Quoi qu’il fasse, c’est l’enfer qui le guette. 

David Van Reybrouck, Nous colonisons l’avenir, traduit du néerlandais par Benoît-Thaddée Standaert avec la collaboration de Philippe Noble

© David Van Reybrouck, 2022 © Actes Sud, 2023 pour la traduction française

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