Au début des années 1990, Augusto Pinochet dispose encore, au Chili, d’un pouvoir important : défait par le plébiscite de 1988, il a quitté la présidence en 1989, mais reste commandant en chef de l’armée de terre, dans un pays où celle-ci détient encore de significatives prérogatives constitutionnelles. Les relations avec le président démocratiquement élu Patricio Aylwin oscillent entre négociations, tensions et, au moins à deux reprises, gesticulations militaires. Avare de sa parole, le général décide de limiter drastiquement ses échanges et de ne plus parler à la presse. Avec quelques exceptions – deux ou trois journalistes étrangers. Bruno Patino est alors correspondant du Monde à Santiago du Chili. Le 8 décembre 1992, l’entretien en face-à-face a finalement lieu, après plusieurs mois d’attente, au siège de l’armée de terre à Santiago. Plus de trente ans après, Bruno Patino revient sur sa rencontre avec Augusto Pinochet. 

Adolescents, nous fûmes un certain nombre à orner les murs de nos chambres avec deux photos qui résumaient à elles seules l’idée que nous nous faisions du continent de tous les combats, de cette Amérique latine dont Régis Debray écrivait qu’elle était l’écran vierge sur lequel nous projetions tous nos imaginaires. Côté lumière, il y avait le cliché de Che Guevara à la tribune d’une cérémonie d’hommage le 5 mars 1960, pris de loin, presque par hasard, par le photographe Korda (Alberto Diaz), qui mettrait des années avant d’en proposer une diffusion qui finirait par lui échapper. Le béret à l’étoile, le vent dans les cheveux appelaient à l’aventure. Le regard, comme perdu vers l’horizon, semblait promettre l’âge d’or. Côté sombre, rien n’égalait la photo en noir et blanc prise quelques jours après le coup d’État (le 19 septembre 1973) par le photographe de l’agence Gamma Chas Gerretsen, à la sortie d’une messe qui venait de célébrer dans la maison de Dieu « la gloire de l’armée chilienne ». Le général et ses officiers avaient pris la pose. Eux debout, lui assis, la casquette posée sur les genoux, le rictus mauvais, la moustache tombante, parallèle à la bouche au sourire inversé, les cheveux bruns plaqués, les bras croisés, la mâchoire serrée, le menton en avant. Les lunettes noires masquaient le regard : elles deviendraient le symbole des heures sombres de la dictature. Gerretsen racontait que le militaire avait refusé de les enlever pour la photo, avec comme seul argument celui de son identité : « Je ne les enlève pas. Je suis Pinochet ! » D’une certaine façon, bien lui en avait pris : son visage allait ainsi devenir la représentation presque universelle du dictateur. Le mal politique incarné.

Il se tenait là, vêtu d’un uniforme blanc aux galons d’or, sans lunettes, le sourire discret, quoique dépourvu de toute forme de bienveillance

L’homme qui se tenait devant moi n’avait plus grand-chose de commun avec cette icône. Le passage des ans avait joué son rôle, qui blanchit les cheveux, la moustache, tasse les épaules et alourdit – modérément – la silhouette. Mais il y avait autre chose. Il avait fait sienne l’apparence que ses conseillers en communication lui avaient forgée pendant la campagne perdue du référendum de 1988 : celle du bon vieillard protecteur de la nation, que les affiches électorales en faveur du « oui » à la prolongat

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