Vous tournez vos premiers longs-métrages au début des années 1970, une période déterminante pour le Chili qui vit une véritable révolution socialiste. Racontez-nous.

Ce sont des années de béatitude pour le Chili. L’arrivée de Salvador Allende au pouvoir en 1970, après seize ans de campagnes successives, constitue un tournant exceptionnel dans l’histoire de l’Amérique latine. Au fil de sa carrière, sa pensée politique s’est affinée et c’est un homme au raisonnement extrêmement intelligent et complexe qui se présente alors au peuple chilien. Il sait que le pays a besoin d’une révolution, mais il a compris que la violence généralement associée à celle-ci ne ferait pas avancer le Chili. Il met alors en place le programme de l’Unité populaire, la coalition entre les partis de centre gauche et de la gauche qui a mené à sa victoire, et invente une révolution pacifique. La première année de son mandat, il déracine toutes les institutions pour replanter sur un sol sain. Les fruits ne se font pas attendre : une baisse considérable des prix, une réduction des inégalités et une université exemplaire redynamisent le pays. Le monde entier commence alors à regarder vers le Chili, inspiré par cette belle révolution. Sous Salvador Allende, le Chili était en passe de devenir un pays de rêve. 

Que s’est-il passé ? 

À partir de la deuxième année, la droite s’en mêle et incite à une grève massive chez les camionneurs, les chauffeurs de bus et d’autres travailleurs de la classe moyenne. En bloquant le pays, la tactique vise à détruire peu à peu l’Unité populaire. Je me souviens qu’il fallait prendre sa voiture pour aller chercher de la farine d’un côté de la ville, du riz ou de la viande de l’autre… Malgré cela, l’esprit révolutionnaire a persisté. Les Chiliens ont continué de se battre pour leurs idéaux en même temps que pour leur survie. Une semaine avant le putsch, j’ai filmé le dernier défilé public de Salvador Allende : au moins 800 000 personnes étaient venues l’acclamer. L’armée est tombée d’une manière extrêmement brutale sur ce peuple vaillant et mobilisé. Du jour au lendemain, tout était fini. L’Unité populaire et l’avenir avaient disparu. Le coup d’État a eu un effet psychologique gigantesque sur les Chiliens. J’ai eu l’opportunité de filmer ce moment surréaliste de l’histoire, notamment dans La Première Année (1972) et La Bataille du Chili (1973). 

Vous parlez de l’année 2019 comme du début d’une seconde révolution au Chili. En quoi se distingue-t-elle de la première ?

Contrairement à 1973, cette révolution baptisée « el estallido social » – « l’explosion populaire », en français – n’est pas née d’un mouvement politique construit et organisé. L’étincelle a pris dans les quartiers périphériques de Santiago, au sein d’une population de classes moyenne et populaire épuisée par des décennies de galères liées au néolibéralisme hérité de la dictature. L’augmentation du prix du ticket de métro a été la goutte de trop. En octobre 2019, plus d’un million de personnes ont commencé à se réunir chaque jour sur la place Baquedano, en plein centre de Santiago, pour réclamer plus de démocratie et une vie digne. Depuis Allende, je n’avais jamais vu une chose pareille. C’étaient des gens ordinaires : des parents, des étudiants, des retraités. Beaucoup de femmes. 

« Je n’ai pas de scrupules à parler de guerre civile. L’agressivité de l’État contre la masse populaire est un héritage direct de la dictature »

Cinquante ans après, on entendait des manifestants clamer les slogans de l’Unité populaire d’Allende, d’autres chanter les titres de Víctor Jara, un chanteur emblématique tué par la junte. C’était émouvant. Personne n’a jamais réussi à déterminer d’où exactement était parti l’incendie. Bien sûr, des messages ont circulé sur les réseaux sociaux, des appels à manifester, mais rien qui puisse vraiment expliquer une telle ampleur. Derrière l’estallido social ne se cache ni leader, ni groupe, ni parti. Et ce mouvement, bien que totalement spontané, a été en mesure de paralyser momentanément le gouvernement de droite. 

Comment l’État a-t-il fini par réagir ? 

Au bout de dix jours, le gouvernement de Sebastián Piñera a lâché son armée. Un état d’urgence et un couvre-feu ont été décrétés. La répression, d’une rare violence, s’est abattue sur les jeunes. Les affrontements ont duré plus d’une année. Je n’ai pas de scrupules à parler de guerre civile : trente-quatre personnes sont mortes et des centaines de manifestants ont été éborgnés. L’agressivité de l’État contre la masse populaire est un héritage direct de la dictature. Je crois que le gouvernement a véritablement eu peur d’être renversé. Un mois après le début du mouvement, les partis se sont mis d’accord pour ouvrir la voie à une nouvelle constitution. La population la réclamait depuis des décennies, l’actuelle ayant été rédigée sous Pinochet. C’était une manière de calmer le jeu. 

En 2022, pourtant, après trois années de travail, la nouvelle constitution a été rejetée de manière massive par la population. Pourquoi un tel revirement ? 

Il est difficile d’expliquer ce qui s’est produit. J’ai beau avoir passé ma vie à filmer la politique chilienne, à 82 ans, j’ai l’impression de ne toujours pas avoir percé son mystère. S’il est vrai que des fake news ont circulé, celles-ci n’expliquent pas à mes yeux la tournure qu’a fini par prendre le référendum. Je crois que, dès le départ, le projet était très difficile à mener, la droite n’ayant pas joué le jeu. Plusieurs milliers de ses membres ont fait campagne contre cette nouvelle constitution, malgré la décision du président Sebastián Piñera. Pendant un an, ils ont tout fait pour que les gens la boycottent. L’assemblée constituante n’a pas pu travailler tranquillement. Et ce million de manifestants n’a finalement pas réussi à rallier, à s’organiser et à se transformer en un véritable mouvement politique capable de la porter.

Comment l’expliquer ?

Sous Augusto Pinochet, tout ce qui rendait le pays vivant – les syndicats qui existaient depuis longtemps, les associations, l’université publique… – a été subitement rayé de la carte. La tradition militante s’est perdue, en même temps qu’une culture politique populaire. Au lendemain du coup d’État, il a fallu baisser la tête devant la violence de la junte. L’heure n’était plus à la révolution. Il s’agissait de sauver sa vie. Trente ans ont passé depuis la fin de la dictature, mais rien n’a véritablement changé. Le travail de conscientisation nécessite un temps immense. Il faut recréer une culture politique, relire les œuvres fondamentales. Les gens vivent dans des conditions qui ne leur permettent pas de faire ce travail. La pandémie a mis en lumière la pauvreté immense qui existe au Chili. Une large part de la population vit sans maison, sans éducation, sans argent. Les inégalités continuent de s’accroître. Tout cela est l’héritage de la dictature militaire, une époque pendant laquelle le Chili s’est transformé en terrain d’expérimentation du néolibéralisme.

Considérez-vous que le « non » à la nouvelle constitution représente un échec du mouvement social, ou un simple contretemps ?

C’est un échec significatif. Qu’une révolution se solde par un échec aussi rapide est rare. On en comprendra plus tard les véritables raisons, il est encore trop tôt pour cela. Une chose est sûre, néanmoins : la convalescence va être longue et difficile. Les manifestants de 2019, qui ont mis tout leur cœur dans ce mouvement, sont aujourd’hui abattus. C’est très triste. Il semble que la révolution au Chili est toujours triste.

« Le Chili n’a pas effectué de travail de mémoire et il le paye aujourd’hui. La moitié du pays préfère oublier plutôt que de reconnaître l’horreur vécue »

Qu’est-ce qui empêche le pays d’avancer aujourd’hui ? 

Le Chili n’a pas effectué de travail de mémoire et il le paye aujourd’hui. La moitié du pays préfère oublier plutôt que de reconnaître l’horreur vécue. Ce travail est à faire au niveau des institutions, mais aussi sur le plan personnel. La dictature reste taboue dans nombre de familles. Dans La Nostalgie de la lumière (2010), je filmais ces femmes qui creusaient le désert d’Atacama à la recherche des corps de leurs proches disparus. Elles sont presque toutes mortes à présent. L’esprit de l’époque a disparu. Peut-être ces femmes sont-elles parvenues à transmettre cette mémoire au sein de leur propre famille, mais il faudra attendre encore avant que leurs héritiers ne se regroupent et commencent à créer une nouvelle forme de mémoire. Sans compter qu’une partie des Chiliens continue d’admirer Pinochet et de défendre son héritage. Plusieurs Chili cohabitent. 

Qu’auriez-vous envie de filmer du Chili, à l’avenir ?

Pour le savoir, il faut aller sur place, être présent et observer. En quelques jours, un sujet émergerait. Le Chili constitue une matière cinématographique magnifique. C’est un pays si grand, où cohabitent une infinité de personnalités différentes. Si je devais m’y mettre sur-le-champ, je crois que j’aurais envie de réaliser un film poétique sur les idées qui circulent dans le pays. 

Pour conclure, quel mot définit le mieux pour vous le Chili d’aujourd’hui ?

Incertitude, au sens de ne pas savoir où l’on va. Le peuple chilien est mû par une réflexion constante, par un optimisme et une volonté de regarder vers le futur, quoi qu’il arrive, mais une ombre obscure continue de planer sur lui. Il se cherche et navigue à vue. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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