Depuis la fin de la dictature en 1990, le Chili se donne à voir comme un exemple réussi de transition démocratique. Les libertés publiques ont été rétablies, les gouvernements se succèdent au pouvoir en suivant un calendrier électoral convenu, et la Constitution de 1980 a été expurgée de ses dispositions les plus autoritaires. En matière macroéconomique, le bilan semble tout aussi positif. Les cours haussiers du cuivre, dont le Chili est le premier producteur mondial, tirent d’autant mieux la croissance que le pays transandin offre un environnement fiscal et juridique particulièrement propice au développement des entreprises. Mais sous le vernis d’un modèle de stabilité politique et économique apparent se cache un système institutionnel sclérosé et irréformable, comme en atteste l’échec du référendum constitutionnel de septembre 2022. L’explosion des inégalités sociales, la polarisation exacerbée du débat public et l’ancrage électoral d’un populisme d’extrême droite sont les manifestations symptomatiques d’une démocratie néolibérale à bout de souffle.

Le Chili est l’un des pays les plus inégalitaires au monde

Le Chili est l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Impulsé à partir de 1975 sous la férule d’une poignée d’économistes monétaristes (les fameux « Chicago Boys »), le modèle de développement hérité de la dictature demeure profondément excluant. Il repose sur trois piliers : discipline budgétaire, liberté économique, État minimal. L’obsession de la rigueur affecte tous les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, au point de largement réduire l’horizon des possibles en matière de financement des politiques publiques. De la santé à l’enseignement en passant par les retraites, la marchandisation touche, en outre, tous les secteurs où la libre concurrence est envisageable. D’après le principe de la subsidiarité, détourné de la doctrine sociale de l’Église et consacré dès le premier article de la Constitution de 1980, l’État est astreint à un interventionnisme résiduel. Son rôle est essentiellement régulateur.

Par ailleurs, ce modèle néolibéral repose sur un régime fiscal régressif qui attribue, par le truchement de dispositifs uniques en leur genre, des avantages absolument exorbitants aux entreprises pour se soustraire en toute légalité à l’impôt. Bien qu’en légère progression en 2022, le taux de prélèvement fiscal total par rapport au PIB atteint péniblement les 22 %, soit 12 points de moins que la moyenne des pays de l’OCDE. Presque la moitié de cette charge fiscale (43 %) est supportée par les foyers les plus modestes, via la taxe à la valeur ajoutée (TVA). L’impôt sur les revenus représente à peine 11 % du total, contre 24 % de moyenne pour les pays de l’OCDE. En mars 2023, l’ambitieux projet de réforme fiscale porté par le gouvernement de centre gauche a été enterré au Parlement, preuve s’il en est de la très forte résistance au changement qui structure la vie politique et institutionnelle chilienne.

Entre octobre 2019 et mars 2020, la répression contre le « printemps chilien » aura fait quelque 11 000 blessés

Prônant un individualisme forcené, ce modèle néolibéral fragilise d’autant plus la cohésion sociale qu’il s’accompagne d’une conception technocratique du pouvoir. Comme en témoigne l’augmentation du prix du ticket de métro de 30 pesos, qui a été l’élément catalyseur de la révolte sociale d’octobre 2019, une partie des décisions politiques sont assumées, en toute indépendance, par un cercle réduit d’experts. Cette délégation systémique de la décision publique entraîne une forme d’irresponsabilité politique organique. En somme, plus personne n’est responsable de rien. Face à l’absence d’alternative et devant l’inefficacité des canaux institutionnels démocratiques, ne reste à une jeunesse exaspérée par les injustices sociales que la contestation violente, à laquelle répond l’appareil sécuritaire dans une logique répressive elle-même consubstantielle au modèle néolibéral autoritaire hérité du pinochétisme. En l’espèce, entre octobre 2019 et mars 2020, la répression contre le « printemps chilien » aura fait quelque 11 000 blessés, dont 400 éborgnés et une trentaine de morts.

En résulte l’alourdissement d’un climat politique et social que la crise sanitaire a exacerbé. Cette forte polarisation accentue les clivages, radicalise les positions des uns et des autres, voire affaiblit durablement la coexistence pacifique. Ainsi, le triomphe sans appel du « non » au référendum constituant de septembre 2022 s’explique, en partie, par le caractère résolument progressiste d’un projet constitutionnel qui est venu heurter une société chilienne en pleine déréliction socio-économique : exténués par des confinements interminables, matraqués par l’inflation et désinformés par une campagne délétère menée sur les réseaux sociaux par les milieux conservateurs, les Chiliens ont raté une occasion historique de solder le legs pinochetiste et de bâtir une vraie social-démocratie. Au lieu de cela, ce sont les fantômes du passé qui ont resurgi. Arrivé au second tour des élections présidentielles de novembre 2021 et désormais en position de force au sein du comité conventionnel en charge de rédiger la future constitution, le Parti républicain de José Antonio Kast revendique ouvertement ses accointances idéologiques avec le « libertarianisme autoritaire » d’un Trump ou d’un Bolsonaro. Le Chili n’en a décidément pas fini avec les tourments politiques et sociaux qui dérivent de son régime néolibéral d’abord, démocratique ensuite. 

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