Mon anniversaire tombe le 24 décembre. En 1971, je n’ai pas fêté mes quinze ans avec ma famille parce que je me trouvais à soixante kilomètres de Santiago, avec quelques milliers d’autres lycéens partis à la campagne pour participer aux récoltes afin de contribuer à garantir la production des denrées alimentaires que la droite boycottait. Nous avions été affectés dans un vaste domaine agricole dont le propriétaire avait été récemment exproprié dans le cadre de la réforme agraire.

Si je me souviens de ce jour avec autant de précision, c’est parce que cet été-là, j’ai découvert une autre façon de concevoir le travail. Aucun de nous ne travaillait pour soi, à moins que « soi » puisse représenter une communauté. Je me souviens aussi de ce jour magique parce que, ce 24 décembre 1971, j’ai rencontré Javiera, ses yeux et son humour détaché.

« Salut Che Guevara, je t’ai apporté le cœur d’une pastèque toute rouge »

Nous formions une longue file d’étudiants qui se passaient des centaines de pastèques de main en main. Javiera était placée quelques mètres devant moi. Lors de la première pause, je suis allé m’asseoir à côté d’elle. Sans aucun préambule ni présentation préalable, je me suis lancé dans une tirade sur la construction du socialisme et la lutte anti-impérialiste pour l’enchanter. Malgré l’aplomb de mon élan révolutionnaire, je crains de ne pas avoir réussi à l’éblouir. Dix minutes après, nous étions à nouveau dans la rangée des pastèques, chacun à sa place. Pendant la deuxième pause, j’ai souligné l’importance de l’unité entre les étudiants et les travailleurs pour construire une force sociale révolutionnaire, sans plus d’effet. À la suite de la troisième pause, toujours infructueuse, j’ai changé de stratégie : au lieu de me repositionner dans la queue, je me suis porté volontaire pour déplacer de gros sacs de farine. C’était la tâche la plus difficile. Chaque sac pesait 80 kilos et devait être transporté d’un hangar à la remorque du tracteur. J’ai attendu qu’ils déposent lentement le sac sur mon dos pour commencer à trotter jusqu’à la remorque. « Écarte les jambes ! » a crié quelqu’un derrière moi. Trop tard. Mes genoux ont fléchi sous le poids disproportionné du sac par rapport à mes 62 kilos. J’ai fini par terre, écrasé par une tonne de farine de blé, comme un crapaud sous une brique. Mon nez ensanglanté et ma bouche pleine de poussière n’ont pas empêché que les rires des uns se mêlent aux sourires compatissants des autres.

Dès qu’ils ont réussi à me dégager, je suis allé me remettre de mes blessures derrière un arbre. J’avais mal aux coudes, aux genoux et surtout à mon esprit révolutionnaire, humilié publiquement. C’est alors que j’ai entendu la voix de Javiera : « Salut, Che Guevara, je t’ai apporté le cœur d’une pastèque toute rouge. » Ce fut le meilleur cadeau de mon meilleur anniversaire, son sourire complice, sans la moindre dérision.

« Les commandos fascistes avaient menacé de faire une descente dans la maison d’édition pour brûler les livres »

En 1972, je n’ai pas non plus fêté mon anniversaire en famille. Cette nuit-là, j’étais de garde à la maison d’édition Quimantú, également dans le cadre d’un travail solidaire, politique, donc bénévole. La maison d’édition Quimantú fut un projet littéraire créé par le gouvernement de Salvador Allende pour briser la loi du marché dans le domaine du livre et de la lecture en imprimant des millions d’exemplaires de romans, de recueils de nouvelles, de pièces de théâtre et de poésie à des prix très bas – une façon de démocratiser et de massifier la lecture, en apportant la littérature jusque dans les foyers les plus pauvres.

C’était la première nuit que Javiera et moi passions ensemble. Les commandos fascistes avaient menacé de faire une descente dans la maison d’édition pour brûler les livres et casser les machines. Nous étions des dizaines d’étudiants et de militants des partis de gauche à nous relayer pour assurer la protection des installations. On nous a installés dans un coin écarté. Il faisait froid malgré l’été et nous n’avions qu’une couverture pour nous réchauffer.

Cette nuit-là nous avons fait l’amour pour la première fois. Je n’aurais jamais imaginé que quelque chose d’aussi décisif m’arriverait d’une manière aussi simple et naturelle, comme l’eau de la rivière qui se jette dans la mer. Nous l’avons fait maladroitement mais sans hâte, les yeux ouverts, les siens fixés sur les miens, les miens à moitié effrayés.

C’était mon deuxième anniversaire loin de chez moi. J’ai pourtant le plus beau souvenir de cette nuit de rêve dans un rêve, le mien, celui de Javiera et celui de millions de Chiliens : le rêve de travailler pour construire un meilleur pays pour tous.

« Cette nuit-là, exceptionnellement, il n’y avait qu’un seul tortionnaire pour s’occuper d’elle »

J’ai passé le 24 décembre 1973 en famille, mais sans Javiera. Nous n’étions pas ensemble cette nuit parce qu’elle était en prison, attachée à un lit métallique, nue, les jambes écartées et les bras en croix, les yeux bandés. Cette nuit-là, exceptionnellement, il n’y avait qu’un seul tortionnaire pour s’occuper d’elle, une seule voix, un seul poing pour lui écraser le visage, une seule main pour appliquer l’électricité.

Soudain, elle a entendu la porte s’ouvrir, puis une voix étonnée interpeller son bourreau : « Qu’est-ce que tu fous encore ici ? T’as pas vu l’heure ?!

– Merde ! a répondu le tortionnaire. J’ai pas vu le temps passer ! Aide-moi à détacher cette loque pour la balancer dans sa cellule. Je dois encore passer acheter les huîtres pour le réveillon en famille. Si je ne trouve pas de poissonnier ouvert, ma femme va me crucifier. »

Cette année-là, ce sont eux qui ont travaillé jusqu’à tard le 24 décembre pour bâtir le pays de leurs rêves.

A Caracas, le 5 août 2023  

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