Je me trouve à ce stade de ma vie où je peux commencer à faire un bilan et, malheureusement, à mes yeux, celui-ci n’est pas satisfaisant. Certes, en cinquante ans d’activisme, nous avons avancé. Le fait que nous pensons à présent l’égalité comme possible est une victoire. On part du principe que les filles devraient avoir autant d’espace que les garçons dans la cour de récréation, ou que les femmes ont autant leur place que les hommes dans les récits, dans les livres ou au cinéma. C’est nouveau, aussi fou que cela puisse paraître. De même, nous considérons – du moins pour une part d’entre nous – que les gens sont des êtres humains indépendamment du sexe, de la race ou de la classe sociale que leur attribue la société. Mais regardez ce qu’il nous reste à accomplir !

Les États-Unis n’ont jamais été dirigés que par des hommes, les inégalités salariales persistent, de même que les déséquilibres dans la parentalité. En outre, de nombreuses femmes continuent de prendre le nom de leur mari, invisibilisant ainsi une part d’elle-même. Le chemin est encore long, et il est aujourd’hui particulièrement périlleux. Dans mon pays, l’heure du retour de bâton réactionnaire a sonné. Qui de plus opposé aux mouvements pour l’égalité raciale, ethnique ou sexuelle que Donald Trump ? Il est un symbole du passé. Sa présence à la Maison-Blanche est un échec : nous avons été incapables de comprendre à quel point les préjugés à l’encontre de l’accession d’une femme à la tête de l’État étaient et sont encore profonds. Dans la ville où je me trouve et d’où est originaire Donald Trump, New York, nous sommes une nette majorité à nous opposer à lui. Pourtant, les manifestations se font rares dans les rues. Cela s’explique, à mon avis, par le fait que l’on s’exprime davantage à travers les réseaux sociaux, mais il est dangereux de rester derrière nos écrans. J’ai passé une grande partie de ma vie sur la route, avec mes parents quand j’étais enfant, puis à l’âge adulte en tant que journaliste et militante féministe, et j’ai compris à quel point il était crucial de se parler, de se voir, de se sentir et de se toucher pour convaincre, lutter et s’organiser. Je n’ai moi-même jamais cessé d’apprendre au contact des Amérindiens. C’est en leur rendant visite, en parlant avec eux directement que j’ai compris leurs luttes et en quoi ces dernières s’articulaient avec les nôtres. Les luttes féministes sont par essence « intersectionnelles » – c’est-à-dire qu’elles croisent celles des personnes qui subissent les discriminations raciales ou sociales, qui souvent s’additionnent. Mais l’emploi de ce terme est complexe, et je préfère parler de luttes interraciales ou universelles. De même, le terme « féminisme » rend visible les femmes mais invisibilise la race. Nous n’avons pas encore trouvé de terme accessible qui englobe tous les enjeux d’égalité. C’est un point sur lequel nous devrons travailler à l’avenir.  

 

L’estime de soi n’est pas qu’une affaire individuelle, c’est aussi un enjeu collectif

 

Au fil de mes voyages, j’ai compris que le système des classes sociales tendait à rabaisser les plus modestes et que ce phénomène était encore plus fort à l’intérieur des systèmes de castes sexuelles ou raciales. Mais j’ai aussi pris conscience de l’existence en moi, en nous, d’un centre de pouvoir, qui n’est autre que l’estime de soi. Celle-ci est cruciale pour lutter efficacement, pour se placer sur un pied d’égalité avec les autres. L’estime de soi n’est pas qu’une affaire individuelle, c’est aussi un enjeu collectif. Les mouvements d’indépendance qui ont animé les anciennes colonies en sont la preuve. Quand j’étais plus jeune, j’ai passé quelques années en Inde où j’ai eu la chance de rencontrer Kamaladevi Chattopadhyay, une femme extraordinaire qui, à l’heure de la lutte pour l’indépendance, avait incité Gandhi à intégrer les femmes dans le mouvement de désobéissance civile. « Tout ce que Gandhi a mis en place, c’est nous qui le lui avons appris », m’a-t-elle affirmé sans détour. Ce fut une leçon pour moi. L’estime de soi, c’est aussi la capacité de se voir soi-même comme au moins égal aux personnes qui nous entourent. Or dans une société patriarcale ou raciste, il est moins probable que les personnes nées de sexe féminin, d’une race ou d’une culture qui n’est pas dominante, aient le sentiment d’avoir une autorité égale. Le manque d’estime de soi est criant chez les femmes, mais elle l’est aussi chez les hommes. Ce sont les hommes dotés d’une faible estime de soi qui posent le plus de problèmes aux femmes – et aux autres hommes –, de la condescendance subtile à la violence pure. Cela dit, si le mouvement féministe se doit d’avancer avec les hommes, ce n’est pas aux femmes de libérer ces derniers. Chacun et chacune est responsable de la démocratie au sens large. À chacun sa révolution intérieure. 

 

Conversation avec CLAIRE ALET & MANON PAULIC

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