Une musique zen imprègne le hall d’entrée. Hormis quelques plantes vertes, la décoration est d’une blancheur immaculée. Une standardiste se redresse du comptoir en verre pour s’enquérir avec un large sourire : « En quoi puis-je vous être utile ? » À première vue, l’entrée de Casa Amiga fait plutôt penser à celle d’une clinique ou d’un salon de beauté chic. C’est probablement l’effet recherché : offrir une issue de secours – ou tout du moins une parenthèse – aux femmes en danger de Ciudad Juárez. Cette ville industrielle du nord du Mexique, bordée par le mur-frontière avec le Texas, est marquée par l’un des taux de criminalité les plus élevés au monde, avec une moyenne de 1 000 à 1 500 meurtres par an. 10 % des victimes sont des femmes, assassinées très souvent dans un contexte intrafamilial ou en lien avec le crime organisé. « Nous accueillons entre 2 000 et 2 200 personnes par an », explique Lydia Cordero, élégante directrice de ce refuge, au brushing impeccable. Perchée sur des talons de dix centimètres, elle nous conduit vers le foyer central pour nous présenter les divers services. Fondée en 1999, Casa Amiga offre une prise en charge multidisciplinaire, avec plusieurs permanences : sociale, juridique, psychologique.

La structure gère aussi un foyer d’hébergement pour les femmes confrontées à un danger de mort imminent, le plus souvent menacées par un ex-conjoint. Elles peuvent s’y réfugier avec leurs enfants. Pour des raisons de sécurité, l’adresse est maintenue secrète. « Nous pouvons demander une petite participation financière mais cela reste de l’ordre du symbolique, car ce n’est pas ce qui finance notre fonctionnement », précise Lydia Cordero, qui mentionne Oak Foundation, organisation philanthropique basée à Genève, parmi les principaux donateurs. La Fédération des entrepreneurs de Chihuahua (l’État fédéré mexicain dans lequel se situe Ciudad Juárez) est un autre soutien. « La plupart des femmes sont ouvrières dans des maquiladoras [usines d’assemblage de produits d’exportation pour des multinationales qui bordent la frontière], glisse la directrice. Elles viennent donc ici pendant leur jour de congé, généralement avec leurs enfants, et nous proposons un service de nurserie pour qu’elles puissent bénéficier des consultations en toute tranquillité. »

 

« Le féminicide est la pointe de l’iceberg de toutes les autres violences »

 

En ce mercredi matin d’octobre, l’heure est plutôt au calme. Deux femmes patientent pour un rendez-vous avec une travailleuse sociale. Des « violentomètres » sont placardés aux portes – cet outil de prévention liste de façon graduelle ce qui doit éveiller des suspicions de violence (humour blessant, jalousie, etc.), jusqu’à ce qui nécessite l’intervention d’un ou d’une professionnelle (menaces de mort, viol, divulgation d’images intimes, etc.). « Le féminicide est la pointe de l’iceberg de toutes les autres violences, mais cela fait peu de temps que l’on a ouvert le débat à ce sujet au Mexique », regrette Lydia Cordero, qui nous dirige vers l’espace administratif. Plusieurs portraits de la fondatrice de Casa Amiga, qui s’appelait Esther Chávez Cano, sont affichés sur un mur rouge bordeaux, auréolés par les multiples titres honorifiques qui ont été décernés à cette illustre activiste. Écrire le portrait de Lydia Cordero, c’est nécessairement faire aussi celui d’Esther Chávez Cano, qui fut son mentor, et dont la mémoire imprègne chaque recoin de Casa Amiga. Décédée en 2009, elle fut une pionnière de la lutte contre les féminicides, se mobilisant dès le début des années 1990 pour dénoncer les crimes misogynes qui terrorisent la ville. En 2004, pour la Saint-Valentin, elle participe à une marche historique, le « V-day », en tête de cortège aux côtés de l’écrivaine Eve Ensler et de l’actrice Jane Fonda. Salma Hayek est un autre soutien. « Grâce à Esther, le monde a ouvert les yeux sur ce qu’il se passait ici. Les autorités ne faisaient rien et les lois ne protégeaient pas les femmes », insiste Lydia Cordero. Les médias internationaux ont ainsi commencé à s’intéresser à l’histoire de cette ville, allant jusqu’à la désigner comme la « capitale des féminicides ». Mais il semblerait plus juste de parler de « capitale de la lutte », tant de nombreux outils ont d’abord été façonnés ici, avant de s’exporter dans le reste du monde. C’est le cas des registres de victimes de féminicides, une méthodologie imaginée pour la première fois par Esther en 1992, qui, alertée par la récurrence d’articles mentionnant des crimes, s’était lancée dans la tâche titanesque de les compiler. Les archives reposent au fond de la salle. Deux étagères sont chargées de gros classeurs noirs sur la tranche desquels on peut lire « Feminicidios » et l’année correspondante. Depuis 1992, 2 672 meurtres y sont consignés, et une partie des victimes restent non identifiées. Lydia s’empare au hasard d’un classeur pour montrer la méthode de classification. « Nous renseignons diverses précisions, comme la date de parution dans la presse, l’heure du crime, la zone où cela s’est produit, les caractéristiques physiques de la victime. »

Deux étagères sont chargées de gros classeurs noirs sur la tranche desquels on peut lire « Feminicidios » et l’année correspondante


Le classeur de 2001 abrite le nom de María Luisa Carsoli, réceptionniste de Casa Amiga assassinée un 21 décembre sur le parvis de l’organisation par son ex-mari. Lydia Cordero lui a succédé au poste de standardiste. Elle avait 21 ans et venait tout juste d’arriver à Ciudad Juárez. Lydia nous entraîne dans son bureau et referme la porte derrière elle pour nous parler de son parcours personnel. « Je cherchais à fuir ma famille conservatrice de Chihuahua [la capitale de l’État]. Mon père est un pasteur d’une Église protestante », chuchote-t-elle. Bientôt, elle imagine des spectacles de marionnettes pour apprendre aux enfants les notions d’intimité et de consentement. Elle poursuit des études de psychologie pour animer des groupes de parole, jusqu’à devenir le bras droit d’Esther. « Je suis devenue passionnée par les combats féministes et le travail de Casa Amiga », résume‑t‑elle. Affaiblie par la maladie à la fin de sa vie, Esther lui dicte ses mémoires, et elle les retranscrit sous la forme d’un livre, vendu à l’entrée. Le titre ? Construire des chemins et des espoirs. Avant de repartir, on lui demande si elle reçoit parfois des menaces. Lydia prévient : « Garder une parole publique est une façon de me protéger. » 

Vous avez aimé ? Partagez-le !