Pourquoi les extrêmes droites s’attaquent-elles en premier lieu aux droits des femmes ?

Le concept même de droits des femmes est attaqué par les extrêmes droites en raison de leur projet politique, qui est fondamentalement et foncièrement inégalitaire. Les droits des femmes que sont le droit à l’égalité, le droit à la liberté de circuler et le droit à l’autonomie sexuelle et reproductive ont été reconnus sous l’action des mouvements féministes par les organisations internationales et par certains États. Ils suscitent l’opposition des extrêmes droites qui postulent que les êtres humains ne sont naturellement pas égaux, notamment en termes de genre, et que ces inégalités doivent se traduire dans l’ordre social. Les droits des femmes se heurtent à leur projet politique, et ces formations cherchent donc à les démanteler.

Comment s’y prennent-elles ?

Les partis, qu’ils soient dans l’opposition ou au pouvoir, ont recours à différentes stratégies. La première consiste à s’opposer de manière très frontale à la définition même de droits des femmes. On l’a constaté, aux États-Unis, dès le premier mandat de Donald Trump, avec la nomination de certains juges à la Cour suprême qui ont permis de revenir sur le droit à l’IVG. C’est aussi l’une des façons de procéder de Viktor Orbán et d’une partie des droites européennes, souvent d’inspiration catholique et conservatrice. Une autre stratégie consiste à reconnaître que les femmes ont certains droits, à savoir les droits à la sécurité et à la liberté de circuler, tout en affirmant que ces derniers seraient aujourd’hui menacés par l’immigration et par l’islam. La troisième stratégie, qui n’est pas uniquement le fait des extrêmes droites et que l’on repère très bien en Italie, mais aussi en France avec la politique menée par l’exécutif sous les présidences d’Emmanuel Macron, consiste à définancer la Sécurité sociale, en allégeant les cotisations patronales par exemple, ou en faisant certains choix budgétaires qui ont pour conséquence que l’offre de soins correspond de moins en moins aux besoins des femmes. Il n’y a ainsi plus besoin de se positionner contre l’IVG : les femmes sont de fait placées dans l’impossibilité d’interrompre une grossesse puisque l’on ferme des maternités et que l’on n’agit ni pour remédier au manque extrêmement grave de médecins généralistes et de gynécologues sur l’ensemble du territoire, ni pour mettre fin à la pénurie de personnels dans les structures hospitalières.

Ce droit à la santé, finalement, conditionne tous les autres droits des femmes ?

Oui, c’est la théorie de la citoyenneté qu’avait proposée à la fin des années 1940 Thomas H. Marshall, un sociologue britannique qui avait contribué à penser le plan Beveridge de sécurité sociale universelle en Angleterre. Selon lui, il existe trois formes de citoyenneté. La première, la citoyenneté civile, correspond à l’ensemble de nos libertés fondamentales héritées du xviiie siècle, qui ont abouti, concrètement, au système de séparation des pouvoirs et aux cours de justice. Puis, au xixe siècle, dans les sociétés européennes, est apparue la citoyenneté politique, avec le droit de vote, d’abord limité à certains hommes puis étendu à d’autres catégories. La citoyenneté sociale, advenue en France avec la création de la Sécurité sociale en 1945 et le déploiement des services publics, enfin, permet aux individus qui composent une nation de satisfaire des besoins élémentaires en bénéficiant d’une protection sociale. Or, sans ce troisième volet, un individu n’est pas en capacité de profiter des deux autres formes de citoyenneté et de les faire valoir. Une femme entravée dans la maîtrise de son destin reproductif, dans un sens ou dans un autre, est privée d’une liberté fondamentale. Une femme dont le travail n’est pas rémunéré de manière égale à celui d’un homme qui occupe le même emploi ne peut subvenir à ses besoins dans les mêmes conditions. C’est parce que cette citoyenneté est fondamentale que la notion de service public a été si importante au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et qu’elle est restée, pendant des décennies, l’un des socles de notre modèle démocratique en France. L’extrême droite et les droites en général s’y sont toujours opposées.

 

« Ces militantes réussissent même à parler à un public jusqu’alors très rétif aux causes conservatrices, réactionnaires ou d’extrême droite »

 

Comment expliquer le nombre croissant de femmes parmi les leaders de l’extrême droite aujourd’hui – des femmes, qui plus est, indépendantes, parfois sans enfant ou même lesbiennes ?

Le paradoxe est que nous vivons dans des sociétés où l’égalité hommes-femmes a progressé sous l’effet de traités internationaux ou de directives européennes. La plupart de ces leaders d’extrême droite sont nées au début des années 1970, ou à la fin des années 1960 pour les plus âgées. Ces femmes ont donc grandi dans cet horizon égalitaire et ont bénéficié de l’application de ces normes d’égalité dans le champ politique, avec les lois sur la parité dès les années 2000, renforcées, en France, sous François Hollande. Les partis ont été obligés de faire de la place aux femmes, sous peine de sanctions financières ou de ne pas être en mesure de déposer de listes. En 2014, quand le Rassemblement Bleu Marine commence à leur ouvrir ses portes, certaines jeunes femmes de droite n’hésitent pas longtemps entre la droite classique, l’UMP de Nicolas Sarkozy, qui a perdu l’élection présidentielle de 2012, et cette extrême droite qui se police, qui change d’incarnation et qui, par ailleurs, leur promet une ascension vertigineuse dans l’appareil politique.

Il y a donc une forme d’opportunisme chez ces personnes ?

Tout à fait. Il est d’ailleurs très bien incarné, outre-Rhin, par la leader de l’AfD, Alice Weidel. C’est un opportunisme qui va néanmoins favoriser des femmes qui n’ont pas envie d’être reléguées au second plan. Là encore, on retrouve le socle de l’idéologie d’extrême droite : puisque nous ne sommes pas toutes et tous égaux, il est normal que des femmes d’élite puissent incarner le pouvoir à condition qu’elles demeurent minoritaires. Le projet d’émancipation n’est pas destiné à toutes les femmes, mais à certaines uniquement, notamment les héritières. Marine Le Pen, qui s’est bien gardée de jouer la carte de la féminité durant toute la construction de sa carrière politique, est avant tout la fille de Jean-Marie Le Pen.

Le militantisme féminin contre les féministes est-il encore marginal en Europe ?

Oui. Il est très marginal, mais il est très visible dans le champ médiatique et sur les réseaux sociaux. Il reste difficile à quantifier parce que peu d’enquêtes ethnographiques ont été menées sur ces groupes, mais on peut estimer, à travers différents indices, que le noyau dur du Collectif Némésis, par exemple, est composé d’une trentaine de personnes, dont la fondatrice, Alice Cordier. Les militantes arrivent à rassembler 30 à 80 personnes lors de grosses actions. Elles bénéficient d’appuis financiers et médiatiques solides. L’activisme de certaines influenceuses renforce cette visibilité. Ainsi, Thaïs d’Escufon, porte-parole de Génération identitaire dans les années 2020-2021, s’est tournée vers le coaching en masculinité et le développement personnel. Elle ne s’adresse plus aux femmes et privilégie un discours explicitement antiféministe.

Ce rôle des femmes dans les mouvements d’extrême droite est-il nouveau ?

Dès que le militantisme de droite et d’extrême droite leur a ouvert ses portes, à la fin du xixe siècle, les femmes s’y sont engagées. Au xxe siècle, les ligues féminines catholiques comptaient jusqu’à 2 millions d’adhérentes. La nouveauté aujourd’hui est que, depuis la « Manif pour tous » – ce mouvement qui s’opposait de façon spectaculaire au mariage des couples homosexuels porté par la loi Taubira et, plus largement, aux politiques d’égalité –, ces militantes ont conquis une place et une visibilité dans les appareils partisans ou associatifs qu’elles n’avaient pas jusqu’alors. Elles réussissent même à parler à un public jusqu’alors très rétif aux causes conservatrices, réactionnaires ou d’extrême droite. Marine Le Pen convainc par ses discours mais aussi par ses silences : si elle parlait encore d’avortement de confort en 2012, elle n’aborde plus le sujet depuis. Elle ne s’est pas montrée non plus dans les cortèges de la « Manif pour tous ». De fait, en 2012, les ouvrières ont voté pour Marine Le Pen dans des proportions assez proches de celle des hommes de leur catégorie. Progressivement, les « cols roses », la main-d’œuvre féminine, puis, à partir de 2022, une part significative des femmes se sont mises à considérer Marine Le Pen comme une personne crédible pour défendre la cause féminine. Sa stratégie de communication a donc fonctionné.

A-t-on vu venir ce backlash (ou « retour de bâton ») incarné par des femmes ?

En sociologie des mouvements sociaux, on connaît bien ces effets de mouvement et de contre-mouvements. Les avancées féministes provoquent aussi des résistances. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont des supports de communication et aussi des moyens d’engagement aux effets démultiplicateurs. Or ils sont aux mains d’entreprises dirigées et incarnées par des hommes qui affichent un antiféminisme et un virilisme assumés. Ce backlash n’empêchera pas pour autant une lame de fond féministe. Les militantes dont nous venons de parler n’ont elles-mêmes pas envie que leurs camarades masculins leur dictent leur conduite. C’est bien le sens de l’altercation entre Alice Cordier et Baptiste Marchais, un youtubeur nationaliste. En 2021, ce dernier l’avait giflée parce qu’elle avait, dixit, « fait sa féministe » en lui reprochant ses prises de position misogynes, virilistes, et déploré qu’il ne faisait pas assez de place aux femmes dans les milieux nationalistes.

Après le backlash, la lutte repartira-t-elle de plus belle ? 

Les résistances au féminisme sont aujourd’hui très visibles et bruyantes, certains de leurs champions sont même au pouvoir ou menacent de l’être. Néanmoins, le mouvement de fond pour les droits des femmes est réel, ce qui se manifeste par une sensibilité accrue aux violences sexuelles et sexistes. Une affaire comme celle de Mazan nous semble aujourd’hui effroyable et intolérable. Il y a vingt ans, l’épouse même de François Bayrou se rendait aux funérailles du prêtre violeur et agresseur des élèves de l’établissement privé Notre-Dame de Bétharram. Les choses sont donc bien en train de changer, et les mouvements féministes sont massifs. Ils se diffusent sur l’ensemble du territoire, y compris dans les petites villes. Le féminisme ne se limite plus à des catégories de femmes diplômées qui vivent en centre-ville. Les mouvements qui y participent sont d’autant plus puissants qu’ils bénéficient encore d’écoute et de relais dans le champ politique. Le vrai danger est là : quand des forces conservatrices ou d’extrême droite sont au pouvoir, ces relais n’existent plus et ce sont toutes les conquêtes du féminisme qui vacillent. 

Propos recueillis par MANON PAULIC

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