À travers vos engagements professionnels respectifs, vous cherchez à permettre aux femmes de s’approprier leur corps. Pourquoi avez-vous choisi, l’une et l’autre, de travailler dans un secteur qui a pour sujet le corps des femmes ?

Sarah Abramowicz : Je suis gynécologue-obstétricienne de formation. Le corps des femmes est au fondement de mon métier, du moins tel que je le conçois. En effet, certains choisissent la gynécologie obstétrique pour aider les femmes, et d’autres pour aider les fœtus et les enfants à naître. Ce sont deux cheminements de pensée très différents. Pour ma part, je me suis rendu compte très rapidement que je voulais aider les femmes. Le déclic a eu lieu pendant mes études de médecine : j’étais l’une des seules médecins à accepter de réaliser des IVG entre 12 et 14 semaines – alors qu’elles sont autorisées par la loi – parce que la procédure comporte des difficultés techniques. Je me suis alors demandé pourquoi on laissait un obstacle technique, tout à fait surmontable si l’on a le bon matériel, et le choix des médecins entraver le droit des femmes à disposer de leur corps.

Plus tard, j’ai été confrontée à la problématique de l’excision, qui représente pour moi le paroxysme de la dépossession des femmes de leur propre corps. D’abord, ce sont des petites filles qui sont mutilées, sans comprendre ce qui leur arrive. Ensuite, ce sont des femmes à qui l’on dénie la possibilité de jouir. Et quand elles parviennent à trouver le chemin de l’hôpital et à faire une demande de reconstruction du clitoris, là encore on leur dit bien souvent non. Je me suis alors lancée à corps perdu dans cette lutte pour rendre aux femmes leur corps, leur sexualité, leur plaisir et leur choix.

Sarah Durocher : Pour ma part, j’ai un parcours de travailleuse sociale. J’ai commencé par une formation d’assistante sociale et j’ai effectué mon premier stage au Planning familial. Ç’a été comme une révélation. Je me suis rendu compte que je ne connaissais pas grand-chose au fonctionnement de mon propre corps, alors même que j’avais grandi dans une famille assez ouverte sur ces sujets. C’est le cas d’encore beaucoup trop de femmes en France, en particulier dans les territoires d’outre-mer. Cela m’a convaincue de développer avec le Planning des activités d’éducation populaire, d’informer les femmes sur leurs droits, sur leur corps – depuis les règles jusqu’aux infections sexuellement transmissibles en passant par la grossesse et son interruption –, bref de les « outiller » pour qu’elle puisse pleinement exercer leur choix et leurs droits sexuels et reproductifs.

L’excision est interdite en France, et la garantie de la liberté d’avorter a été inscrite dans la Constitution…  Pourquoi ces combats restent-ils nécessaires ?

S.A. : Il n’y a pas de loi qui condamne explicitement l’excision, mais elle relève de plusieurs chefs d’inculpation au pénal, comme la mise en danger de la vie d’autrui ou les violences volontaires ayant entraîné une mutilation. Elle est punie de 10 à 20 ans d’emprisonnement et d’une très lourde amende. Il n’empêche qu’en France vivent 140 000 femmes qui ont subi des mutilations sexuelles, dont la moitié en Île-de-France. Et cela concerne 7,2 % des femmes en Seine-Saint-Denis. C’est donc un réel problème de santé publique.

Même si l’excision est interdite ici, elle n’a longtemps pas été correctement prise en charge. Ce n’est que dans les années 2000 que le chirurgien urologue français Pierre Foldes a mis en place une technique de réparation de l’excision en s’inspirant de la chirurgie d’allongement du pénis, déjà très développée. Ensuite, il a fallu faire un immense travail sur la pluridisciplinarité, auquel ont œuvré des associations comme le GAMS [Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles, des mariages forcés et autres pratiques traditionnelles néfastes à la santé des femmes et des enfants].

En effet, la réparation purement chirurgicale, anatomique, suffit rarement à régler les problèmes de ces femmes. Outre ces mutilations, elles ont le plus souvent subi des mariages forcés alors qu’elles étaient mineures, des viols, des agressions, un parcours migratoire très traumatique. Ce n’est pas un bistouri qui va régler leurs problèmes sexuels, et la « réparation » dépasse très largement le champ chirurgical. Nous cherchons donc une approche plus large, incluant la psychologie, la sexologie… À ce jour, trois unités multidisciplinaires en France, et plusieurs Maisons des femmes, plannings familiaux et autres organisations essaient de développer cette approche. Mais il reste encore énormément à faire.

 

« Tout ce qui relève de la sexualité de la femme, de son plaisir, reste très tabou »

SARAH ABRAMOWICZ

 

S.D. : J’adhère totalement à cette recherche de pluridisciplinarité. C’est un grand combat féministe que de faire comprendre que la réparation de l’excision, tout comme l’IVG, ne se réduit pas à un acte médical. Cela s’inscrit dans un large spectre, qui va de l’éducation en amont jusqu’à la prise en charge psychologique en aval.

Pour ce qui est de la lutte pour le droit à l’IVG, c’est bien entendu une grande victoire d’avoir réussi à le faire inscrire dans la Constitution. C’est un combat que nous avons mené dans l’urgence aux côtés de nombreuses associations féministes, car les échos reçus de nos consœurs en Italie ou aux États-Unis nous inquiétaient énormément : dès que les conservateurs et les extrêmes droites arrivent au pouvoir, ils s’attaquent en premier lieu aux droits sexuels et reproductifs des femmes et des minorités de genre. Il serait illusoire de croire que cela ne pourrait jamais se produire en France.

Quelles sont désormais les priorités ?

S.D. : On sait très bien que la constitutionnalisation de l’IVG ne réglera pas tout. Les médecins pourront toujours refuser de le pratiquer, on pourra en rendre l’accès de plus en plus difficile, faire de la désinformation, stigmatiser les femmes… C’est pour cela que l’on continue de se battre : pour informer les femmes sur leur corps et leurs droits, pour lever le tabou sur l’avortement, pour faire en sorte qu’elles se débarrassent de la culpabilité intériorisée liée à l’interruption de grossesse…

S.A. : Les tabous, c’est l’un des combats les plus importants. J’ai réalisé de nombreuses IVG au cours de ma carrière, et toutes mes patientes ont tenté de se justifier, parfois même de s’excuser. C’est important de leur faire comprendre qu’il n’y a aucune justification à donner.

C’est la même chose pour les femmes qui viennent nous voir pour une réparation d’excision. Déjà parce que tout ce qui relève de la sexualité de la femme, de son plaisir, reste très tabou. À plus forte raison quand il s’agit de femmes d’un certain âge – j’en vois beaucoup : leurs enfants sont grands, elles se sont séparées de maris qu’elles n’aimaient plus, et elles veulent faire cette opération pour elles. Là, ce sont même leurs amies, leur entourage qui tentent de les dissuader, en leur demandant ce qu’elles vont bien pouvoir faire de leur clitoris à leur âge. C’est incroyable ! Même si l’on est en France, il reste ce plafond de verre sur les questions liées au corps des femmes, que l’on ne parvient pas encore à briser.

C’est pour cela que la question de l’éducation – telle que la porte notamment le Planning familial – est si importante. La résistance et l’émancipation passent d’abord par la connaissance de soi et de son corps. Comment un enfant va-t-il pouvoir dénoncer les violences qui lui sont faites s’il n’est pas capable de les reconnaître, de les nommer ? Comment une fillette de 12 ans qui va être envoyée au pays pour être excisée pourra-t-elle alerter sur sa situation si elle ne sait pas ce que sont ses organes génitaux ?

 

« On sait très bien que la constitutionnalisation de l’IVG ne réglera pas tout »

SARAH DUROCHER

 

Quels autres obstacles viennent perturber vos activités ?

S.A. : Ils sont malheureusement nombreux et interviennent à tous les niveaux du parcours de soins. À cause de nombreux biais sexistes dans le monde de la médecine et de la recherche, nous avons du retard sur les problématiques et les pathologies féminines. Beaucoup d’études sont réalisées, depuis de nombreuses décennies, sur le plaisir masculin, l’impuissance, le maintien de l’érection avec l’âge… Rien de comparable pour les femmes. Avant 2017, on ne mentionnait même pas le clitoris dans les manuels scolaires de biologie – un organe de 10 centimètres en moyenne, qui n’a rien à envier à un pénis. Sans parler des nombreux, très nombreux gynécologues qui refusent de pratiquer des IVG en vertu de la « clause de conscience », ou bien qui font entendre les battements de cœur d’un fœtus pour dissuader les patientes d’avorter, ou encore qui ne leur proposent pas le choix entre l’IVG médicamenteuse et chirurgicale…

Ensuite viennent les problèmes de financement. À titre d’exemple, nous avons récemment monté une exposition de sensibilisation intitulée Réparer les vivantes autour de l’œuvre de la photographe Élodie Ratsimbazafy, qui a fait une immersion dans notre unité de soins. Nous avons envoyé plus de 80 demandes de financement privé pour cette exposition. Et nous n’avons rien reçu, pas un euro. Cela dit quelque chose du peu d’intérêt que l’on porte au sujet. De la même manière, nous nous battons depuis plusieurs années pour obtenir un financement public multidisciplinaire pour notre unité de réparation, qui inclut des psychologues, des sexologues, etc. Quatre ans de bataille administrative, de montagnes de paperasse, de cauchemar informatique pour obtenir quelques fonds publics afin de monter une vraie structure, et ne plus dépendre de la bonne volonté de quelques soignants.

S.D. : Les problèmes de financement et les problèmes politiques vont de pair. Tant que l’on n’a pas de véritable politique coordonnée sur les droits sexuels et reproductifs et que l’action publique se résume à quelques décrets isolés – sur la gratuité des préservatifs pour les moins de 26 ans par exemple –, on n’ira pas très loin. Cette politique doit prendre en compte l’aspect économique, les problématiques migratoires, l’accès aux informations… Cela nécessite de la coordination et des financements importants.

Pourtant, les choix politiques ne vont pas dans ce sens. On a tendance à beaucoup trop déléguer la santé des femmes aux associatifs et aux bénévoles. Quand on n’entrave pas directement leur travail ! Prenez l’exemple du conseil régional des Pays de la Loire qui vient de priver le Planning familial et bien d’autres associations de l’intégralité de leurs subventions. C’est une catastrophe pour la région, une attaque de son tissu associatif.

Je rappelle que le Planning familial, contrairement à l’image que certains de ses détracteurs cherchent à lui donner, ne s’occupe pas que d’IVG ou de transitions de genre. Les centres répondent aussi à toutes sortes de questions et de besoins sur tout le territoire, notamment dans des secteurs ruraux isolés où ils sont souvent les seuls, avec d’autres associations similaires, à apporter ce soutien en matière de santé sexuelle, mais aussi psychologique. Là réside la grande contradiction de nos politiques. Les établissements d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle sont inscrits dans la loi – et c’est ce que sont les Plannings familiaux. Comment peut-on les inscrire dans la loi, sans leur garantir les moyens financiers de fonctionner ?

L’autre problème, c’est que l’on est face à des opposants qui, eux, sont particulièrement bien financés et coordonnés. Je pense notamment aux groupes anti-choix et anti-genre issus des extrêmes droites, dont les attaques se font de plus en plus virulentes. Ils sont à même de faire pression sur les politiques pour retirer ou réduire des financements. Certains vont jusqu’à attaquer physiquement des militants et militantes. Surtout, ils ont un pouvoir de désinformation colossal. Aujourd’hui, quand vous tapez sur Google : « Je souhaite avorter », vous avez de forts risques de tomber sur un site anti-IVG. Ils peuvent se payer des campagnes de publicité démesurées – en mettant des stickers sur tous les Vélib’ de Paris par exemple – ou encore développer des tchats ou des numéros verts qui imitent les nôtres mais diffusent des contenus anti-IVG. On voit également de plus en plus de politiques, de parlementaires et même de journalistes relayer des informations complètement erronées – notamment sur les programmes d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle. C’est assez désespérant de constater que l’on risque de perdre la bataille de l’information. Et les récentes évolutions politiques, notamment la mainmise de Musk sur X [ex-Twitter], nous font craindre le pire. La situation en Italie ou en Hongrie montre en effet bien ce qui se passe lorsque des projets politiques patriarcaux occupent le devant de la scène.

Sarah Abramowicz, la montée en puissance de l’extrême droite a-t-elle également un impact sur vos activités ?

S.A. : En ce qui concerne l’excision, c’est la double peine. Oui, l’extrême droite s’oppose en règle générale à ce que l’on développe la réparation, car c’est un soin qui concerne essentiellement des femmes noires, souvent immigrées, et l’extrême droite estime que l’on n’a pas à s’en préoccuper. Mais nous rencontrons également des problèmes avec l’autre extrémité du spectre politique, parce que certains considèrent que l’excision relève d’une « tradition » culturelle et qu’il ne faudrait pas prendre le risque de stigmatiser des populations à cause de leurs coutumes. C’est ahurissant !

Vous sentez-vous en position de résistantes ?

S.A. : J’aimerais ne pas l’être, car si l’on doit résister, cela signifie que nos droits ne sont pas encore acquis. J’ai l’impression que dès que l’on gagne une bataille, on recule sur un autre point. On parvient à monter notre unité de soins, mais on perd des financements sur la sensibilisation. On parvient à faire parler de l’excision à l’échelle internationale, mais l’excision médicalisée, c’est-à-dire pratiquée par un médecin, remonte en flèche dans plusieurs pays africains. Rien n’est jamais acquis, c’est pour cela qu’il faut continuer de nous battre et ne pas relâcher notre vigilance. Nous n’avons pas d’autre choix que de résister.

S.D. : Je suis complètement d’accord avec Sarah. Pour apporter une note positive, j’ajouterai que la résistance ne consiste pas ici seulement à défendre, mais aussi à porter un projet de société, à proposer des avancées. C’est pour cela qu’il nous faut fêter nos victoires. On a du mal, quand on est militant, car dès que l’on gagne un combat, on se tourne vers le suivant. Mais il faut prendre le temps de contempler tout le chemin parcouru par les résistantes qui nous ont précédées. 

 

Propos recueillis par CLAIRE ALET & LOU HÉLIOT

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