Quelles menaces pèsent sur les droits des femmes dans le monde aujourd’hui ?

On constate dans de nombreux pays qu’il y a de plus en plus d’attaques à l’encontre des droits des femmes, mais aussi des minorités de genre. Ces États s’organisent au niveau juridique pour cibler les femmes et les filles, considérées comme des ennemies, et réduire progressivement leurs droits. Dans le cas de l’Iran et de l’Afghanistan, c’est un véritable arsenal juridique et policier qui est mis en place pour toujours davantage contrôler les femmes et les sanctionner lorsqu’elles bravent les interdits. Mais à l’intérieur des États-Unis aussi, les cadres légaux peuvent être instrumentalisés par certains des États fédérés pour restreindre le droit à l’avortement, par exemple pour criminaliser toute aide, y compris le transport de femmes vers des cliniques.

Les outils juridiques de répression des droits des femmes sont divers et prennent des formes variées. Quand ils ne sont pas directement mis en place par les gouvernements, ils sont initiés et encouragés par des mouvements anti-droits qui prennent de plus en plus d’ampleur dans toutes les régions du monde. Nous savons désormais identifier cette porosité croissante entre ces mouvements qui prônent la restauration d’un ordre patriarcal et les gouvernements en place. Les réseaux sociaux jouent également un rôle important, du fait de la diffusion par ces groupes de récits toxiques, de théories du complot et de campagnes de désinformation à large échelle qui impactent directement la santé sexuelle et reproductive des femmes. La diversité des outils de répression a également des conséquences graves sur les militantes qui cherchent à défendre les droits des femmes et qui risquent souvent d’être harcelées, voire poursuivies en justice.

Y a-t-il des pays ou des régions du monde qui sont tout particulièrement dans le viseur des organisations de défense des droits des femmes ?

Malheureusement, c’est le monde entier qui est concerné. Aujourd’hui, bien sûr, nous nous inquiétons particulièrement de la situation en Iran et en Afghanistan. Amnesty International considère d’ailleurs que les violations commises contre les femmes dans ce dernier pays constituent un crime contre l’humanité de persécution sexiste, tandis que les Nations unies parlent de risque d’« apartheid de genre ». Là, on a affaire à des structures d’oppression des femmes et des filles en général, et bien entendu aussi des militantes et de leur entourage. Interdiction de se déplacer librement, d’aller à l’école, d’exercer de nombreux métiers, de participer à la vie politique et, récemment, de se parler entre elles : l’existence des Afghanes est tout simplement « effacée » par les talibans. En Iran, on a cette obligation de porter le voile et de se « conformer » à un contrôle total du corps organisé et mis en œuvre par une police des mœurs très connectée, avec tout un arsenal de surveillance des femmes déployé dans l’espace public. S’y ajoutent les violences et viols lors des arrestations, les incarcérations arbitraires en hôpital psychiatrique, etc.

Chaque région du monde fait face à des défis particuliers, mais on observe aussi que la condition des femmes dans tel ou tel pays n’est pas sans lien avec la situation dans le reste du monde. Ainsi, l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis qui, en 2022, est revenu sur l’IVG comme droit constitutionnel a eu des répercussions au-delà des frontières nationales en raison de l’influence géopolitique et culturelle exercée par cette puissance, de même que des programmes d’aide qu’elle finance. Les organisations et les militantes des droits sexuels et reproductifs ont ainsi pu observer l’impact qu’a eu cette décision sur les réformes législatives progressistes dans certains pays africains, par exemple le projet de loi sur la santé sexuelle et reproductive de la Communauté de l’Afrique de l’Est et les directives sur l’avortement en Ouganda et au Nigeria. Donald Trump, on le sait, est conseillé par l’Heritage Foundation, qui préconise la restriction des droits sexuels et reproductifs des femmes partout dans le monde. Sa présidence représente une menace terrible pour les droits des femmes et des minorités de genre, notamment pour les personnes trans.

Est-ce à dire que les droits des femmes ne sont jamais vraiment acquis ?

La situation aux États-Unis nous montre en tout cas qu’il est facile de revenir dessus. D’ailleurs, les droits des femmes et des minorités de genre sont en général les premiers à tomber lorsque des gouvernements autoritaires arrivent au pouvoir, de manière plus ou moins frontale, plus ou moins pernicieuse. Ce qui se passe en Italie est également préoccupant, avec le gouvernement de Giorgia Meloni qui cherche à progressivement restreindre l’accès à l’avortement – dernièrement, les groupes militants anti-IVG ont par exemple été autorisés à entrer dans les cliniques, où ils vont potentiellement pouvoir intimider les femmes. Et aux portes mêmes de la France, dans le petit pays d’Andorre, des militantes pour l’avortement sont victimes d’intimidation et de représailles de la part des autorités.

De l’Ukraine au Soudan, on parle également beaucoup du viol comme arme de guerre. Est-ce une pratique qui tend à se généraliser ?

En effet, le viol et les violences sexuelles sont aujourd’hui monnaie courante dans les zones de guerre. Ce n’est pas nouveau… Amnesty International a récemment mené une enquête au Tigré, dans le nord de l’Éthiopie, où des conflits d’une rare violence font rage depuis des années. Nous avons pu y établir que des violences sexuelles – viols, esclavage sexuel, mutilations… – y sont perpétrées par les parties en conflit. Le corps des femmes est ici l’enjeu de tactiques de guerre. Mais de tels sévices peuvent aussi intervenir en dehors des zones en proie à des conflits militaires : en Iran, les forces de sécurité ont commis des viols, des viols collectifs, pour torturer, intimider et punir les manifestants et manifestantes.

Qu’en est-il justement des pratiques d’excision et de mutilation génitale des femmes ? Observe-t-on un progrès ?

Les mutilations génitales continuent d’être largement pratiquées dans de nombreuses régions du monde. Elles peuvent avoir des conséquences effroyables et durables sur la santé physique et mentale des femmes et des jeunes filles. D’après un rapport de l’Unicef, 230 millions de filles et de femmes en vie aujourd’hui ont subi une mutilation génitale, et les chiffres sont en augmentation. Amnesty International s’est inquiétée l’an dernier d’un projet de loi en Gambie qui visait à abroger l’interdiction des mutilations génitales féminines. Environ 76 % des Gambiennes de 15 à 49 ans ont subi des mutilations génitales féminines d’après l’Unicef et, parmi elles, 3 sur 4 en ont fait l’expérience avant l’âge de 9 ans. Ce projet de loi n’a heureusement pas été adopté, mais la situation reste dramatique.

Quels sont les outils de résistance pour ces femmes opprimées ?

Outre les réseaux militants traditionnels, il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rue. C’est ce que montre par exemple le cas de l’Iran : c’est saisissant de voir dans la rue, toutes ces femmes manifester contre le voile, la police des mœurs, et se réapproprier l’espace public, malgré les menaces que cela fait peser sur leur vie.

Pensons aussi à l’Amérique latine, en particulier à l’Argentine, où des centaines de milliers de femmes se sont rassemblées à Buenos Aires pour dénoncer les violences sexuelles, sous la bannière « Ni una menos » (« Pas une de moins »), inspirée par les mots de la poète mexicaine Susana Chávez, assassinée à Ciudad Juárez : « Ni una mujer menos, ni una muerte más » (« Pas une femme de moins, pas une mort de plus »). Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que les Argentines ont réussi à fédérer des femmes de tout le pays, de toutes les générations et de toutes les catégories sociales. Les militantes racontent notamment comment elles sont parties dans les campagnes pour sensibiliser les femmes et les rallier à leur cause.

 

« Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la rue »

 

On voit également des communautés locales s’organiser sur des points extrêmement précis comme l’aide à l’avortement. Aux États-Unis ou en Pologne, des femmes créent de véritables réseaux logistiques pour acheminer des pilules abortives par courrier ou affréter des bus pour permettre à des femmes enceintes de se déplacer discrètement dans d’autres États ou à l’étranger afin d’avorter en sécurité.

En outre, les réseaux sociaux demeurent bien entendu des espaces privilégiés d’entraide et de soutien – malgré les risques de harcèlement et de violences en ligne.

Je pense enfin à la puissance de la chanson. Depuis quelques années, on entend par exemple dans les manifestations féministes du monde entier résonner la chanson chilienne Un violeur sur ton chemin (Un violador en tu camino, en espagnol), accompagnée de sa chorégraphie emblématique. C’est une manière de dire que les mouvements féministes parlent à toutes et peuvent être empreints de joie.

Quel peut être le rôle des institutions internationales et des ONG ? Comment articuler les travaux des résistantes sur le terrain et l’approche internationale ?

L’un des rôles principaux des ONG comme Amnesty International, c’est d’amplifier la voix et de soutenir l’action de ces résistantes et de leurs réseaux locaux. C’est ce que nous avons fait en apportant notre appui à la défenseure des droits polonaise, Justyna Wydrzyńska, condamnée pour avoir aidé une femme victime de violence à obtenir un avortement médicalisé, à l’activiste en Andorre Vanessa Mendoza Cortés, poursuivie pour avoir défendu le droit à l’avortement, ou encore à la Saoudienne Manahel al-Otaibi, professeure de fitness, défenseure des droits humains et blogueuse âgée de 29 ans, soumise à une « disparition forcée » depuis novembre 2023 pour avoir posté en ligne des photos d’elle sans abaya.

Ensuite, au niveau international, nous militons pour que des mesures soient prises sur le terrain de la justice. Cela signifie, par exemple, demander des enquêtes ou des qualifications juridiques. Nous avons ainsi réuni un dossier sur l’Afghanistan et considérons, comme je l’ai dit, que cette « guerre contre les femmes » menée par les talibans pourrait constituer un crime contre l’humanité. Nous avons donc salué le fait que le 23 janvier dernier le bureau du procureur de la CPI ait émis des mandats d’arrêt contre des dirigeants des talibans pour crime contre l’humanité de persécution liée au genre. C’est d’autant plus important d’inscrire ces situations atroces dans un vocable juridique, car c’est le premier pas vers une demande de justice et de réparation.

Si le tableau actuel semble sombre, y a-t-il des faits dont on peut se réjouir, des avancées significatives en matière de droits et de conditions de vie ?

Bien entendu, il y a de nombreuses victoires, et il faut les célébrer ! Sans toutes les citer, notons par exemple que les îles Fidji ont récemment levé les obstacles au droit de vote des femmes dans le pays. Sur le droit à l’avortement, de nombreux pays dans le monde ont adopté récemment des législations en faveur des droits sexuels et reproductifs à l’issue de mouvements importants de mobilisation – notamment en Colombie, au Mexique ou dans certains pays d’Europe, dont la Slovénie, les Pays-Bas, l’Espagne, la Suède, la Belgique… Des processus y ont ainsi été enclenchés afin de mettre les législations relatives au viol en conformité avec le droit international en inscrivant le principe du consentement dans la loi. Aussi, les choses avancent malgré tout, et il est de notre devoir de soutenir et de protéger ces résistantes de première ligne qui, dans la rue comme sur les réseaux, s’engagent sans relâche pour les droits humains. 

 

Propos recueillis par CLAIRE ALET & LOU HÉLIOT

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