Le débat autour des banlieues remonte-t-il aux années 1960 ?

Dans les années 1960, on ne parlait pas encore de banlieues. On utilisait l’expression de « grands ensembles ». C’était une période de croissance économique avec une double immigration : celle des campagnes vers les villes et celle venant d’Afrique. C’est l’époque de la politique de création des logements à bon marché, des barres qui proposent des appartements plus spacieux, plus lumineux, avec l’eau courante, à un moment où la moitié de la France n’en dispose pas encore. Vivre dans ces grands ensembles, c’est une promotion en termes de qualité de la vie. De grands architectes veulent réinventer la ville. À la fin des années 1960, à Grenoble, vous avez en moyenne plus de cadres dans le quartier de La Villeneuve que dans le centre-ville. Des professeurs d’université y habitent aux côtés des ouvriers. Ils considèrent que cela relève d’un engagement citoyen. On est alors très loin du schéma des années 1990 où se combinent ethnicité et pauvreté.

À quel moment prend-on conscience de la crise des banlieues ? 

En 1977, avec la parution du rapport Peyrefitte. À cette époque, il n’est pas encore garde des Sceaux. Il publie deux petits volumes titrés Réponses à la violence, complétés de huit volumes d’annexes. C’est la seule fois en France où l’on a essayé de faire le point sur le rôle de la police, le sentiment d’insécurité dans l’opinion. Toute une partie du rapport est consacrée aux relations entre les forces de l’ordre et la ville. Et déjà on constate que la police est à l’écart des populations de la banlieue, qu’elle les connaît mal. Les rapports qu’elle entretient avec les « grands ensembles » sont déjà difficiles.

Quelle est l’évolution sociologique de la banlieue ?

Progressivement, vers la fin des années 1970, habiter la banlieue ne représente plus une promotion ou un accès à une meilleure qualité de vie. Ce retournement intervient lorsque les habitants constatent que l’éducation de leurs enfants et la sécurité autour de chez eux se dégradent. La composition de la population commence alors à changer. En 1981, sept ans après le premier choc pétrolier, la croissance ralentit et le mouvement de séparation est engagé : les riches ont les moyens de partir et leur départ entraîne un appauvrissement de la zone. Les nouveaux entrants sont des immigrés plus pauvres que la moyenne des personnes qui y résident déjà. Cela change complètement la composition de ces quartiers.

L’islam est-il visible à cette époque ?

Le facteur religieux apparaît plus tardivement. Le livre publié par Gilles Kepel en 1991, Les Banlieues de l’islam, est un bon repère. Pourtant, lors des émeutes de 2005, je me souviens du décalage entre les commentaires qu’on entendait en France et ce que disaient les médias étrangers. Chez nous, l’accent était mis sur la dimension ethnique et sur la pauvreté de ces populations. Les commentateurs étrangers soulignaient, eux, que la religion constituait le point aveugle de ces émeutes. Ils y voyaient l’affirmation d’un islam politique. Aujourd’hui, les observateurs sont unanimes pour ne parler que de ce facteur. La dimension socio-économique est négligée. Elle a disparu des commentaires et du débat politique. La question de l’égalité des chances au travail a été balayée. On ne parle plus que de l’islam, de sa compatibilité avec les racines chrétiennes ou plutôt les principes laïcs de la France. Le terrorisme est la dernière phase de cette évolution. Pour mourir, il faut bien une cause. On se sacrifie au nom de Dieu.

Comment la police analyse-t-elle les violences urbaines ?

Cherche-t-elle à les analyser ? Une commissaire des renseignements généraux à Paris, philosophe de formation, Lucienne Bui Trong, s’est rendue compte dans les années 1980 que les relations entre police et banlieue étaient très tendues. Elle a créé une échelle pour mesurer les degrés d’hostilité, une sorte de thermomètre. Tout en bas, il y a les incivilités, puis les invectives, les jets de cailloux, les incendies de voiture… Et, tout en haut de l’échelle, les agressions contre les fonctionnaires détenteurs d’autorité. Lucienne Bui Trong a proposé à sa direction d’utiliser cet instrument. L’appareil politico-administratif s’y est opposé.

Le ministère n’a jamais voulu connaître l’étendue des tensions sociales en banlieues, cela ne l’a jamais intéressé. 

Le même processus s’est produit avec les incendies de voitures du 14 Juillet et de la Saint-Sylvestre, deux dates anniversaires spécifiques. La publication des statistiques dans les années 1990 est devenue un événement médiatique. Strasbourg passe alors pour être l’épicentre français de ce phénomène. À la fin des années 1990, le ministère de l’Intérieur va décider qu’il n’a pas besoin de savoir et il va détruire méticuleusement tous les outils dont il dispose pour suivre les tensions en banlieues. Il va débrancher ses outils statistiques.

Pour quelles raisons ?

Paris ne veut pas savoir. Le ministère de l’Intérieur a renoncé à ce thermomètre pour lui préférer un indicateur national des violences urbaines (INVU). On compte les violences urbaines dans un premier temps, puis on décide de ne plus publier les statistiques et enfin de ne plus compter du tout…

Que signifie cette volonté de ne pas savoir ? 

C’est une gestion politique de l’information. Si vous avez une information, elle finit tôt ou tard par sortir dans la presse, et vous êtes alors tenu d’assurer le service après-vente… C’est un coût politique réel sans bénéfices. On le voit encore aujourd’hui dans la volonté de ne pas reconnaître la discrimination.

Comment expliquez-vous l’hostilité entre les jeunes et les policiers ?

Je vois deux facteurs. D’abord la concentration spatiale de la pauvreté. Un quartier dégradé, ce sont des gens plus pauvres, des services publics moins bien dotés, des quartiers moins bien entretenus. Cette situation a des effets sur l’attitude des jeunes envers la police, indépendamment du fait qu’ils sont surcontrôlés. Ensuite vient la question des pratiques policières. On note l’absence de pilotage de la police par le ministère de l’Intérieur, alors que c’est censé être un de ses rôles.

L’abus de contrôles et les dérapages de la police sont-ils liés aux tensions que provoque la lutte contre le trafic de drogue ?

Non. J’ai piloté en 2012 l’étude la plus sophistiquée qui soit sur les contrôles d’identité en France – Lyon et Grenoble – et en Allemagne – Mannheim et Cologne –, auprès de toutes sortes d’unités, de jour comme de nuit. Les résultats montrent que ces opérations n’ont pas de finalité pratique. Près des zones de ville, ce sont pour une bonne part des contrôles au faciès, liés à l’apparence physique des personnes, à leur couleur de peau, à d’autres attributs, en particulier les sacs à dos ou certaines tenues vestimentaires. Comme aux États-Unis dans les années 1960, les policiers en contact avec une population jeune et défavorisée se servent des contrôles pour affirmer leur pouvoir. Ils se disent en substance : « Ici je suis le maître de la situation et je vais t’obliger à présenter tes papiers d’identité. Si tu ne te soumets pas, on te trouvera d’autres infractions. » Les policiers estiment que ces contrôles sont le seul outil dont ils disposent pour affirmer leur pouvoir. La police ne possède d’ailleurs aucune étude qui montrerait les bénéfices tirés de ces contrôles.

Comment pourrait-on apaiser durablement ces tensions ?

Aux yeux du ministère de l’Intérieur, il existe des disparités, mais pas de discriminations. Or ces discriminations existent bien aux yeux de la justice. Elles sont reconnues par le Défenseur des droits et la recherche universitaire. C’est un fait que les policiers sélectionnent des cibles sur la base de préjugés. Nous sommes en présence d’un système qui juge une personne en fonction de son appartenance à un groupe. Le raisonnement est simple : « Si tu es maghrébin, tu as plus de chances d’être délinquant, donc je te contrôle », alors même que la majorité des Maghrébins ne vivent pas de la drogue ! Ce comportement engendre un ressentiment considérable. Il faudrait créer au ministère une direction chargée de la qualité de la police qui vérifie si les contrôles sont efficaces et répondent à des normes de qualité, comme un hôtel obéit à des normes de propreté. Cette notion de qualité est absente des mesures de performance de la police. Et le ministère ne veut pas le savoir.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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