Ne pas indisposer le pouvoir d’Alger sans pour autant se mettre à dos la population algérienne : pour les autorités françaises, le défi est pratiquement insurmontable. Dès les premières manifestations massives du 22 février dernier contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel, Paris a adopté un profil bas, cherchant à ménager la chèvre et le chou. Le Premier ministre Édouard Philippe a insisté sur la « souveraineté » de l’Algérie et le refus de toute « ingérence », un argument destiné à contenter à la fois un régime prompt à dénoncer l’ancienne puissance coloniale et des manifestants au nationalisme très sourcilleux. Mais, en fin de compte, les dirigeants français ont vite donné l’impression que la nécessité de garder de bonnes relations avec leurs homologues algériens l’emportait sur le reste. Le 6 mars, Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, vantait la « stabilité » de l’Algérie et jugeait nécessaire la poursuite du « processus électoral », pourtant vilipendé par d’imposants cortèges de manifestants. 

Le 12 mars, après l’annonce par Alger d’un report du scrutin, le président Emmanuel Macron, en visite à Djibouti, saluait « la décision du président Bouteflika » de ne pas briguer un cinquième mandat et la qualifiait de « nouvelle page dans l’histoire de l’Algérie ». Plus important encore, en appelant à « une transition d’une durée raisonnable », il signifiait que la France ne critiquerait pas le prolongement de facto du quatrième mandat du locataire d’El Mouradia, le palais présidentiel. De quoi mettre en colère des milliers d’Algériens qui l’ont fait savoir sur les réseaux sociaux ou en appelant directement le standard de l’Élysée.

« Emmanuel Macron a fait mine d’ignorer que l’annulation des élections et l’extension de fait du quatrième mandat sont anticonstitutionnelles, commente un ancien ministre d’Abdelaziz Bouteflika écarté des affaires au milieu des années 2000. Le pouvoir lui en saura certainement gré parce que le blanc-seing de Paris compte beaucoup au regard d’autres capitales occidentales. Mais les Algériens qui manifestent dans la rue ne l’oublieront pas de sitôt. » Pour preuve, les slogans anti-Macron fleurissent désormais sur les réseaux sociaux, quand ils ne dénoncent pas la collusion entre les deux gouvernements.

Pourquoi une telle prise de risque de la part du président Macron ? En se mettant à dos l’opinion algérienne, la France fait le pari que le régime algérien tiendra malgré tout ou qu’en tous les cas les « décideurs », c’est-à-dire ceux qui tirent les ficelles à Alger, sauront préserver leur influence, y compris dans l’hypothèse d’une transition réelle vers un nouveau régime. Il n’est donc pas question de mettre en péril cet édifice complexe que constituent les relations bilatérales franco-algériennes. Pour Paris, l’Algérie est d’abord un allié de taille dans les opérations militaires que mènent les troupes françaises dans le Sahel. Certes, l’Armée nationale populaire (ANP) n’intervient pas au Mali ; mais l’espace aérien de son pays est ouvert aux avions français. Les renseignements transmis par Alger dans le cadre de la coopération sécuritaire franco-algérienne sont également appréciés, même si, de source française, on laisse entendre qu’Alger pourrait faire plus en la matière. De plus, les troupes algériennes massées aux frontières sud et est constituent un bouclier contre le repli et l’infiltration de groupes armés djihadistes et leur possible remontée vers le nord du Maghreb, voire vers l’Europe.

Enfin, Paris n’a pas renoncé à convaincre Alger de s’impliquer militairement dans le conflit libyen afin de contribuer au désarmement des milices qui sévissent en Tripolitaine. Selon une doctrine forgée dès l’indépendance, l’ANP n’a pas vocation à mener des opérations hors de ses frontières ; mais, ces derniers mois, une petite musique se fait tout de même entendre à Alger, qui appelle à une action plus énergique de l’armée contre les menaces djihadistes aux frontières.

Une autre raison qui explique la prudence française est la crainte d’une transition qui tournerait mal et déboucherait sur des violences comparables à celles des années 1990 ou à celles qui ensanglantent la Syrie et la Libye depuis 2011. Après avoir été fortement critiquée au lendemain de la chute des présidents Zine El-Abidine Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Égypte, la doctrine de la prééminence de la stabilité des zones géographiquement proches de la France, fût-ce au prix d’un soutien sans faille accordé à des régimes autoritaristes, a de nouveau le vent en poupe à l’Élysée et au Quai d’Orsay. Dans cet ordre d’idée, l’Algérie d’Abdelaziz Bouteflika, pourtant semblable à bien des égards au Venezuela, ne sera donc pas traitée de la même manière que le lointain pays de Nicolás Maduro Moros, dont Paris juge désormais le régime illégitime…

Surtout, c’est l’image de dizaines de milliers d’Algériens prenant le chemin de l’Hexagone pour s’y réfugier qui constitue l’une des craintes majeures des responsables français. Avant même d’évoquer le cas de migrants clandestins, l’Élysée a en tête les milliers de binationaux franco-algériens qui vivent sur le sol algérien et qui, d’un bloc, pourraient donc regagner la France en toute légalité. Combien sont-ils ? Personne ne le sait car, par souci de discrétion, nombre d’entre eux ne sont pas inscrits sur les listes consulaires. Pour Paris, ils pourraient enclencher un mouvement de départs qui servirait de catalyseur à une immigration massive concernant, cette fois, des migrants illégaux. Un scénario auquel ne croient toutefois pas les manifestants : « Macron, on ne viendra pas chez toi ! » lisait-on sur une pancarte brandie par des étudiants défilant à Constantine. « Pour la première fois, j’ai envie de rester pour mourir dans ce pays », proclamait une autre.

Le soutien au régime algérien est aussi justifié par des considérations économiques. Car juste devant ou derrière la Chine, la France demeure, bon an mal an, le premier ou le second partenaire économique de l’Algérie, avec laquelle elle affiche d’ailleurs un solde commercial positif. Qu’il s’agisse des céréales, de l’agro-alimentaire, des biens de production ou même des services (ingénierie, formation), le marché algérien demeure important pour les exportateurs français, quelle que soit leur taille. Voir un tel débouché disparaître ou diminuer en importance est l’une des craintes récurrentes de la diplomatie française depuis la fin des années 1980. Cela, les dirigeants algériens le savent pertinemment et ne manquent pas de le rappeler à leurs interlocuteurs quand Paris fait mine de vouloir hausser le ton à propos de l’autoritarisme du régime – comme ce fut le cas dans les années 1990 au plus fort de la guerre civile.

Enfin, la prudence de Paris s’explique aussi par les relations interlopes qui existent entre les deux pays. Valises de billets dûment fournies par le régime algérien pour financer des campagnes électorales françaises, commissions et rétrocommissions sur de grands contrats conclus entre les deux pays, biens mal-acquis en France ou en Europe, dont de l’immobilier de luxe, par des personnalités algériennes ayant puisé dans la caisse : dirigeants algériens et dirigeants français se connaissent bien mieux qu’on ne le croit et se tiennent par la barbichette. La chute du régime d’Alger pourrait ouvrir la voie à un déballage dont personne ne veut à Paris. 

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