L’homme qui ne voulait pas être un « président aux trois quarts » a fini par n’être que le spectre de lui-même : vieillard avachi et aphasique trimbalé d’avion médicalisé en voiture blindée, de Genève à Alger, comme un colis volé sous l’œil de millions d’Algériens scrutant le ciel et les yeux des policiers rouges de honte.

Comment, en l’espace de vingt ans, de quatre mandats et d’une génération qui a fini par rompre les chaînes du chantage à la peur, comment Abdelaziz Bouteflika a-t-il fomenté lui-même l’effondrement de son clan, la chute de sa présidence ?

À trop vouloir accaparer tous les pouvoirs, il a vidé le système de ses structures de pouvoir. Un système de pouvoir est une chaîne verticale de transmission des décisions et des comptabilités, un système ascendant et descendant en même temps. Or, Bouteflika a concentré tellement de prérogatives que le système s’est grippé, tout montait et descendait de lui et vers lui. Quand il n’a plus été capable de gouverner, le système entier a failli s’effondrer, d’un coup.

Il faut comprendre l’histoire de cet homme – un moment trahi et pourchassé, appelé comme un sauveur ensuite – pour saisir les profondes mutations qu’il a imposées au sein du système algérien.

On revient de loin : pour résumer l’histoire, allons vite, aussi vite que ses retournements cruels. 1978 : le mentor du jeune et fougueux ministre des Affaires étrangères de l’Algérie disparaît subitement. Houari Boumediene est mort à 46 ans sans avoir préparé sa succession : Bouteflika, qui se battra pour lire son oraison funèbre – signe kabbalistique de la coutume soviétique –, se voit comme le légitime héritier du grand frère. Mais l’armée, et surtout un certain Kasdi Merbah, patron de la mythique Sécurité militaire, s’y oppose. Lâché, harcelé par la justice, chassé avec ses proches de leur maison sur les belles hauteurs d’Alger, vilipendé dans la presse du parti unique, Abdelaziz encaisse les coups et nourrit patiemment sa rancune.

D’exil en exil, de Damas à Genève en passant par Dubaï, l’homme traîne son amertume comme une seconde peau. Vingt ans de traversée du désert, un désert rempli des mirages du retour. Et de la vengeance. 1994 : les militaires, en guerre contre une insurrection islamiste d’envergure se tournent vers lui pour lui confier les rênes du pays. Il refuse, faute de pouvoir obtenir tous, absolument tous les pouvoirs, y compris ceux dévolus au haut commandement. Cinq ans plus tard, des dignitaires du régime l’appellent encore une fois pour assurer la présidence d’un pays qui sort à peine d’une terrible guerre civile, et endosser politiquement les lois d’amnistie qui saignent peu à peu le maquis terroriste. Cette fois, Abdelaziz Bouteflika, 62 ans, accepte. Il tentera de remodeler le pouvoir selon ses propres désirs. Cette fois, ils ne l’auront pas, ils ne le chasseront plus.

Ses tirades sont surprenantes : « Je ne serai pas un président aux trois quarts » ; « C’est qui, ces sept chats qui font peur à tout un pays ? », allusion au haut commandement ; « Personne ne m’impressionne, même pas les fumeurs de cigares », évocation du puissant Mohamed Mediene, alias Toufik, qui dirigea de 1990 à 2015 le Léviathan politico-sécuritaire qu’était le service de renseignement algérien (DRS).

Jaloux de son pouvoir, ne supportant plus qu’on le présente comme le civil marionnette des puissants hauts gradés, Bouteflika lance en 1999 : « Je suis l’Algérie tout entière. Je suis l’incarnation du peuple algérien. Alors, dites aux généraux de me bouffer s’ils peuvent le faire ! »

C’est une obsession : depuis que l’institution militaire l’a placé à la présidence en 1999, Bouteflika n’a eu de cesse d’éliminer tous ceux qui l’ont intronisé, les civils et surtout les militaires. « Avant 1999, il y avait un groupe cohérent dans le commandement qui prenait des décisions ; aujourd’hui, nous n’avons plus de vrais responsables », confiait l’ancien général Hocine Benhadid en 2014. Car Bouteflika, en véritable intrigant, a passé quinze ans à démanteler, général après général, le pouvoir de l’institution militaire, historiquement décisif au sein du système algérien.

Deux étapes se sont avérées fondamentales pour l’achèvement de cette entreprise.

En 2004, une partie de l’état-major de l’armée soutient, discrètement, le challenger Ali Benflis, l’ancien chef de gouvernement de Bouteflika. La victoire du président, qui brigue un second mandat, lui permet d’opérer une purge dans les rangs des officiers et d’imposer un patron de l’armée qui lui est entièrement dévoué, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah.

Puis, ce sont les très influents services secrets qui vont tomber entre les mains vengeresses de Bouteflika et de son allié Ahmed Gaïd. Dès 2010, le président est informé par le DRS que son ami d’enfance, le ministre de l’Énergie Chakib Khelil, se trouve au centre de plusieurs enquêtes sur de grosses affaires de corruption. Paranoïaque, le clan présidentiel pensait – et finalement il n’avait pas tort – que ces enquêtes avaient davantage pour objectif l’affaiblissement de Bouteflika que le dévoilement des affaires. La tension entre le chef de l’État et les services est à son comble et ne redescend pas durant les cinq années suivantes, que le président, avec l’appui décisif du chef de l’armée, met à profit pour démanteler pièce par pièce l’énorme machine du DRS. « Le souci, c’est que les services sont aussi un outil de préservation de la sécurité du pays, nuance un cadre sécuritaire. En plus, ils produisent analyses et sondages pour le compte des décideurs politiques, une sorte de think tank de l’ombre. » Ces guillotinages s’accompagnent d’une autre série de sapes systématiques : Bouteflika, qui n’a jamais mis les pieds au Parlement, qui déteste la notion de « démocratie représentative » et qui ne comprend pas que la société civile puisse incarner la moindre force de proposition, impose une liquidation programmée des institutions du contre-pouvoir et des mécanismes des corps intermédiaires. De la Cour des comptes au Conseil national économique et social – instances neutralisées sous le règne de Bouteflika, dévitalisées et mises au pas –, en passant par la guerre ouverte contre les syndicats autonomes, les associations et la presse indépendante, le régime n’a eu de cesse de mater les voix discordantes, même les moins belliqueuses.

Le point de vue de Bouteflika, qu’il a hérité de la doctrine du « développement forcé des masses postcoloniale », est que la démocratie, imposée par les soubresauts de l’histoire algérienne, ne peut être appréhendée que par son volet électoral : la démocratie n’est pas un système de valeurs en soi, mais un mécanisme qui permet de distribuer – loin des véritables sphères du pouvoir – une rente aux différents courants politiques en termes de postes de responsabilité de second niveau ou de quotas dans les assemblées élues. Les partis ne sont pas là pour gouverner mais pour se partager ce que le pouvoir leur concède lors des élections.

Bouteflika ne croit pas à l’adhésion par les idées, il croit qu’on peut acheter les gens et les faire chanter ensuite. L’allégeance, seul mode de gouvernance. C’est par cette brèche que s’infiltrent les oligarques devenus trop puissants aujourd’hui, presque aussi puissants que le système en soi. Un État dans l’État en somme, gangrenant aussi bien les administrations que certains services de sécurité. Dès le début des années 2000, les forces de l’argent ont commencé à s’ériger en acteur important de la vie politique. Pour contourner un « État profond » réservé sur les choix politiques du président, une source nous expliquait que le clan Bouteflika avait besoin « du soutien formel des capitaines de l’économie, de leurs réseaux et surtout de leur allégeance » : « La plupart des grands entrepreneurs algériens ne vivent que grâce aux marchés publics, qui ont explosé ces dernières années. C’est un moyen de pression pour les amener dans le giron présidentiel. Sinon, pas de marchés – et, en plus, le fisc viendra frapper à leur porte. »

Aujourd’hui, « en l’absence d’un État qui fonctionne réellement du fait de l’affaiblissement des institutions opéré par le pouvoir hyperprésidentiel, les oligarques se permettent de nommer des ministres et de dicter des décrets », s’étrangle un ancien haut responsable. Et quand, dans un ultime sursaut de dignité, un Premier ministre, Abdelmadjid Tebboune, tente, durant l’été 2017, de lancer une offensive contre « les liens entre argent et politique », pour reprendre sa formule, les oligarques poussent la présidence de la République à le démettre trois mois à peine après sa nomination.

Depuis son AVC en avril 2013, l’aggravation de la maladie de Bouteflika a mis à nu ces dysfonctionnements. Ce qui reste debout de l’État algérien est pris en otage par une kleptocratie de l’ombre, dont les pouvoirs sont aussi étendus que ceux du régime.

La structure du pouvoir n’existe plus. Il y a de la gestion au jour le jour. Des orientations qui sont distillées à partir de la résidence médicalisée du président à Zéralda, à l’ouest d’Alger, mais pas de décisions politiques claires. Il y a un président aphone, dont les paroles sont réinterprétées par son cercle familial (les frères, Saïd et Nacer), puis transmises aux autres centres de décision, militaires ou civils, avec deux biais qui collent aux deux canaux : leur absence de légitimité constitutionnelle ou populaire pour jouer ce rôle, et le passage du message par une succession de filtres qui l’expose à de multiples interprétations. Le fonctionnement d’un système, bâti en même temps sur la collégialité de la décision et sur un minimum de respect des formes (juste les formes) institutionnelles, a volé en éclats.

Un pouvoir présidentiel spectral, muet et isolé dans son bunker transformé en hôpital sous haute surveillance : voilà ce à quoi ont abouti vingt ans de présidence de Bouteflika. Un pays géré par des suppositions et par les milliards de l’argent « brutal », pour reprendre la formule d’un économiste. Un pays suspendu à la décision finale d’un puissant militaire, le chef de l’armée, seul pouvoir – par défaut – encore debout : un autre échec pour Bouteflika qui voulait circonscrire les bidasses dans leurs casernes loin de la prise de décision. Une fin de règne tragique en forme d’effondrement total. 

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