Sujet du concours : « Jugurtha, roi numide. » Jugurtha, roi berbère, qui tint tête sept années durant aux armées de Rome. Jugurtha, roi kabyle, que Caius Marius ne put asservir que par traîtrise. Jugurtha, qui rétablit le royaume de Numidie. Jugurtha, mort de faim au fond d’une geôle… Ai-je dit que c’était un concours de poésie, et en vers latins ? Le vainqueur signe « Rimbaud Jean-Nicolas-Arthur, externe au collège de Charleville ». « Patrem tu corde Jugurtham / Dilige, et illlus semper reminiscere sortem : / Ille tibi Arabii genius nam littoris extat !… » « Aime ton aïeul Jugurtha / De tout ton cœur… Et souviens-toi toujours de son sort, / Car c’est le Génie des rivages arabes qui t’apparaît ! » Les pères blancs firent connaître cette traduction à Matoub Lounès, poète et chanteur kabyle. « C’est grâce à eux que j’ai pris conscience de la profondeur de mes racines kabyles », déclara celui qui reprit la devise du roi trahi de Numidie : « Plutôt rompre qu’abdiquer. » 

Dans L’Oued Aïssi en deuil, devenu l’hymne de la jeunesse kabyle, Matoub Lounès célèbre le printemps berbère de 1980. De Tizi Ouzou partent manifestations et grèves. C’est l’annulation d’une conférence sur la poésie kabyle ancienne qui a déclenché cette protestation contre l’arabisation forcée du pays. La répression fait 126 morts et environ 5 000 blessés. En 1988, alors que l’ensemble du pays est en proie à des émeutes réclamant la fin de l’oligarchie FLN, Matoub Lounès est mitraillé à bout portant par un gendarme. Dix-sept opérations chirurgicales, deux ans dans les hôpitaux. À peine rétabli, il est poignardé à l’intérieur d’une gendarmerie en 1990, puis enlevé par le Groupe islamique armé (GIA) en 1994. Un « tribunal islamique » le condamne à mort pour avoir déclaré, dans une émission d’Arte : « Je ne suis ni arabe, ni obligé d’être musulman. » La mobilisation des Kabyles est exceptionnelle. Ils promettent au GIA une vendetta à mort s’il ne libère pas le chanteur. Pour ne pas perdre la face, les islamistes ne le relâchent qu’après qu’il a signé une renonciation à la chanson. Libre, Matoub Lounès enregistre, donne des concerts, partage sa vie entre la France et la Kabylie et refuse toute protection : « De toute façon, ils m’auront un jour. Autant préserver mon intimité jusqu’au bout. » Quatre ans plus tard, en 1998, sa voiture est prise dans une embuscade sur une route que les forces de l’ordre ont fermée après qu’il s’y fut engagé. Des 78 balles dont on relèvera les impacts sur la carrosserie, cinq sont mortelles. Pour faire bonne mesure, ses assassins lui en tirent à bout touchant une dans la tête, une autre dans le cœur.

Tizi Ouzou est secouée par deux jours d’émeutes au cri de « Pouvoir assassin ». Une marée humaine accompagne le chanteur à sa dernière demeure. À Paris, des milliers de Kabyles et d’Arabes lui rendent hommage. Le militantisme de Matoub Lounès en faveur de la culture kabyle et contre les oligarques ne pouvait plus être toléré par le gouvernement Zeroual qui, pour complaire aux islamistes radicaux, venait de décréter l’arabisation, et donc l’interdiction du français et de la langue berbère, le tamazight. D’autres révoltes viendront, comme ce « Printemps noir » de 2001, qui fera 123 morts. En 2016, Alger finit par reconnaître le tamazight comme langue officielle. Trop peu, trop tard ? Déjà certains Kabyles réclament l’autonomie. Dans le séisme d’aujourd’hui, on ne distingue pas encore la question kabyle. Pas encore. 

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