Je n’ai jamais vu l’art comme une arme mais plutôt comme un territoire. En fonction de l’époque, bien sûr, en fonction des régimes politiques, des tensions internationales, ce territoire peut être menacé et nécessite alors qu’on l’investisse avec force et conviction. Si je n’aime pas le terme « arme », c’est parce qu’il sous-entend l’idée d’instrument, mais je ne rejette pas la notion de combat, au contraire ! L’art a toujours su être dans le combat pour défendre son espace singulier. Nous avons vu, ces dernières années, à quel point il y a dans l’art des caractéristiques intrinsèques qui le rendent inacceptable aux yeux des forces de l’obscurantisme. S’interroger sur ce que nos ennemis détestent en lui, c’est définir ce qui nous est cher. 

L’art dit sans cesse la pluralité des sources. Il souligne l’importance du mélange, de l’emprunt et de l’influence. La pratique artistique bat en brèche l’idée d’une source unique. Or les régimes totalitaires – qu’ils soient politiques ou religieux – ont toujours tenté d’imposer l’unicité de la source et des origines. Cela explique pourquoi Daech et les talibans s’en sont pris aux vestiges archéologiques. Faire sauter les bouddhas géants de Bâmiyân ou le site de Palmyre, c’est vouloir gommer la pluralité des origines de notre monde. 

L’art encourage également la pluralité des regards. En accueillant plusieurs personnages qui pensent chacun différemment, le roman se fait réseau de points de vue. Dès lors, le relativisme n’est jamais loin, ni le doute, ni même la critique. C’est une menace. 

En tant que lecteur, spectateur et auditeur, nous recherchons dans l’art le plaisir de l’émotion, et donc une certaine forme de sensualité. Qu’il déclenche les pleurs ou le rire, l’art est lié à la volupté. 

L’art est un immense continent qui met en son centre le choix individuel. Un livre n’a pas de cadenas, il n’interdit pas qu’on le lise. Tout est question de curiosité et de désir. C’est le lecteur qui choisit. Vais-je préférer lire Alexandre Dumas ou Faulkner ? Chacun se crée sa bibliothèque personnelle et intime. Or, là encore, les totalitarismes n’ont jamais tellement aimé cette souveraineté individuelle… 

L’art n’est pas non plus l’endroit de la politesse, ni celui des règles sociales. Sade, Bataille, Pasolini ne sont pas « convenables ». Il faut se souvenir de la liste des mots dont ses ennemis affublent l’art pour réaliser à quel point il est dérangeant : « indécent », « dégénéré », « décadent »… D’une certaine manière, c’est un hommage à sa puissance subversive. 

Enfin, l’art est un endroit de liberté. En littérature, cette liberté peut raisonner pendant des siècles. On redécouvre aujourd’hui des objets artistiques qui n’ont pas été fabriqués dans le but d’un combat, mais qui deviennent sulfureux parce qu’ils portent trop de liberté. Les Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire, par exemple, n’est ni un pamphlet ni un texte engagé. Mais imaginons ce texte dans les mains d’un taliban ! À chaque page, ces lignes nous disent « liberté » ; à chaque page, elles nous disent « plaisir ». C’est cela, la puissance de l’art. 

Le fanatisme a toujours attaqué l’art sur trois fronts : il s’en prend aux artistes dont il rend la vie impossible, il entrave la diffusion des œuvres et il punit ceux qui veulent se constituer en public. Il faut rester vigilant sur ces trois points. Car ce sont eux qui définissent l’étendue et la richesse du territoire que nous aimons et pour lequel nous voulons nous battre. 

La culture n’a pas besoin d’être une arme pour mener son combat. Elle doit continuer à être. Pleinement. Avec son mystère, sa beauté. Sa voix inconfortable et saisissante. À nous de faire en sorte que ce territoire continue d’exister et, surtout, que le plus grand nombre y soit invité. 

Entretien réalisé par MANON PAULIC