Comment évolue le modèle d’affaires des entreprises pétrolières ?

Il faut les considérer avec les autres industries fossiles, celles du gaz et du charbon. Dans certaines régions du monde, comme en Afrique et en Asie, la consommation de carburant va encore croître, à mesure que la population s’équipe en voitures ou scooters, et consomme plus. Mais, dans les pays de l’OCDE, les débouchés dans l’énergie et les transports semblent reculer, avec par exemple 900 000 barils de moins par jour au dernier trimestre 2022. À l’échelle mondiale, les producteurs d’hydrocarbures l’ont compris ; ils redirigent donc leur offre vers la pétrochimie, c’est-à-dire vers la part de l’industrie chimique qui utilise comme matière première des sous-produits issus du raffinage du pétrole ou du traitement du gaz ou du charbon. D’après l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la pétrochimie pourrait représenter la moitié des besoins supplémentaires en pétrole d’ici 2050. En engloutissant 14 % du pétrole mondial, elle en est déjà la seconde consommatrice après le secteur des transports.

Via la pétrochimie, les hydrocarbures, une fois prélevés et traités, sont « craqués » en molécules plus petites, comme l’éthane ou le propane, puis transformés en trois grandes catégories de produits. Les deux plus importantes sont, d’un côté, le plastique sous toutes ses formes et, de l’autre, les engrais azotés. Viennent ensuite, pour une part bien moindre, toutes les substances chimiques que l’on trouve dans les objets qui nous entourent. De nombreux produits ménagers, cosmétiques ou pharmaceutiques – comme la Vaseline ou la majorité du paracétamol – sont des sous-sous-produits du pétrole. La pétrochimie fournit aussi des peintures, colles, solvants…

La pétrochimie s’est développée dès les années 1920. Qu’y a-t-il de nouveau dans la tendance actuelle ?

Ce qui change, c’est l’ampleur des investissements. Les géants du pétrole et du gaz mettent des milliards de dollars dans d’immenses parcs industriels qui vont produire la matière première du plastique et des engrais. A fortiori dans les régions émergentes, comme en Asie et en Afrique. En Inde de l’Ouest, par exemple, les compagnies nationales saoudienne et émiratie, Saudi Aramco et Adnoc, se sont alliées avec trois entreprises pétrolières nationales pour un immense projet de raffinerie et de complexe pétrochimique à 44 milliards de dollars.

« La production de plastiques, d’engrais et de substances chimiques engloutit 14 % du pétrole mondial »

Les géants des fossiles comme Total ne s’en cachent pas : la pétrochimie, en particulier les plastiques, est désormais plus stratégique que les carburants. Dans son rapport annuel de 2022, ExxonMobil affiche par exemple une augmentation de 4,5 % au niveau des volumes raffinés, mais de 10 % dans le domaine de la production de plastique, « pour répondre à une demande mondiale croissante ». Les pétroliers ont une longue expérience d’optimisation des bénéfices. En ce qui concerne les engrais azotés, la FAO, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture de l’ONU, prévoit une augmentation de 50 % d’ici 2050. Quant au plastique, la production a doublé entre 2000 et 2019 ! Si on ne fait rien, elle pourrait encore tripler d’ici 2050, d’après les projections des représentants du secteur comme Plastics Europe ou l’American Chemistry Council.

Quelles seraient les conséquences environnementales de cette évolution ?

La connexion est très forte entre la production d’engrais ou de plastique et la crise climatique. D’après l’AIE, la pétrochimie est le troisième émetteur mondial de CO2 industriel. On considère souvent, par exemple, que le plastique n’a pas d’impact sur le climat car il « stockerait » des hydrocarbures. Or le processus de fabrication en lui-même est très énergivore – il faut chauffer les hydrocarbures à 800 °C pour « craquer » leurs molécules. Par ailleurs, près de la moitié des plastiques ont une courte durée de vie ou sont à usage unique. Le prétendu stockage est donc très temporaire. Sans compter qu’une vaste majorité des plastiques finira en décharge ou brûlés, émettant de ce fait des gaz à effet de serre – du méthane, notamment – ainsi que des substances toxiques.

Les pétrochimistes inventent de nouvelles productions, puis créent de la demande pour elles

Mais il ne faut pas réfléchir uniquement en termes d’émissions de gaz à effet de serre : considérons aussi la toxification de l’environnement. Tous les déchets plastiques, toutes les substances issues de la pétrochimie s’échappent ensuite dans l’eau, dans l’air, dans la terre… Cela a des impacts sur la biodiversité et sur l’acidification des océans, et donc sur la capacité des écosystèmes à stocker du carbone et à limiter le réchauffement climatique… De même, des microplastiques sont présents dans les glaces de l’Arctique. Un de leurs effets serait d’en accélérer la fonte. Les implications sont vertigineuses.

La demande pour ces produits de la pétrochimie sera-t-elle au rendez-vous ?

Dans ce secteur, c’est l’offre et non la demande qui détermine les ventes. Les marchés du plastique, par exemple, s’autocréent : les pétrochimistes inventent de nouvelles productions, puis créent de la demande pour elles. Ç’a été le cas pour la plupart des emballages : dans des pays comme le Kenya, personne n’utilisait de sac plastique il y a quinze ans ; aujourd’hui, en offrir un pour chaque achat est vu comme un geste commerçant. L’industrie a aussi inventé les rasoirs jetables, et un tas d’autres objets non essentiels. Cela apporte du confort, je ne le nie pas, mais cela a également un impact considérable, à une échelle macroscopique.

Plutôt que l’« après-pétrole », c’est donc l’« après-carburants fossiles » qui se dessine ?

Oui. Nous essayons de faire comprendre au monde militant, et au secteur de la philanthropie, qu’il ne suffit pas de travailler sur l’énergie et les transports pour préserver le climat : si demain nous avons 100 % d’énergies renouvelables et 100 % de transports propres, mais que nous omettons d’agir sur la production pétrochimique, l’extraction continuera de toute façon.

Cette croissance de la pétrochimie est-elle inéluctable ?

Bien sûr que non. Sur le plan de la consommation, déjà, l’Union européenne et des pays comme le Rwanda ou le Costa Rica interdisent les sacs plastiques et certains autres objets en plastique à usage unique. Sur le plan réglementaire, ensuite : nous sommes en train de négocier un traité international, au niveau de l’ONU, contre la pollution plastique. Pour l’instant nous avons bon espoir de faire adopter des mesures qui visent à limiter la production et à interdire certains usages et substances toxiques.

Chaque minute, chaque heure, chaque jour de mobilisation crée du retard, fait perdre de l’argent aux entreprises et met en lumière le risque financier d’investir dans ces installations. 

Par ailleurs, dans plusieurs régions du monde, les activistes font échouer des projets pétrochimiques. En Louisiane, dans une région connue comme l’« Allée des cancers », des militants ont fait annuler un projet d’immense usine de plastique, porté par Formosa. D’autres, en Inde, ont bloqué un projet de la société Adani qui visait à produire 2 millions de tonnes de PVC par an à partir de charbon. Ailleurs, la mobilisation expose les problèmes et risques associés aux lignes d’alimentation cruciales de l’industrie pétrolière que sont les pipelines, comme le projet Eacop en Ouganda et en Tanzanie.

Enfin, des investigations et procès sont menés contre des entreprises pétrolières, comme c’est le cas en Californie contre ExxonMobil, pour désinformation sur le recyclage du plastique. Chaque minute, chaque heure, chaque jour de mobilisation crée du retard, fait perdre de l’argent aux entreprises et met en lumière le risque financier d’investir dans ces installations. Nous sommes loin d’avoir remporté la bataille mais la prise de conscience progresse : les gens commencent à comprendre qu’il n’y a pas la crise climatique d’un côté et la question du plastique ou de la pétrochimie de l’autre ; il s’agit du même combat. Cette évolution peut paraître lente au regard du temps dont nous disposons pour réagir mais, à l’échelle des mentalités, c’est très rapide. 

 

Propos recueillis par Hélène SEINGIER

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