Le pétrole renchérissait comme jamais. Il devait à présent se cacher, être escorté, entouré des fastes dus à un souverain. Les flambées des années 1970 ou 2000 paraissaient dérisoires. Le baril avait atteint les 310 dollars et n’en démordait pas depuis près de six mois. Du fond de ses chambres d’hôtel, Katrin, fascinée, regardait les diagrammes clignotants des experts expliquant les lois de la formation des prix, soulignant que le monde avait basculé dans une ère inédite de récession. Elle voulait comprendre la valse des chiffres. La demande et la spéculation étaient telles que le marché spot menait la danse, transactions de gré à gré à court terme, contrebalancées par les pressions des États et les nationalisations de plusieurs grandes compagnies pétrolières. Il semblait qu’avec 310 dollars on eût dépassé le prix permettant de calmer la demande et de satisfaire les pays producteurs. Une bulle psychologique digne de l’an mille soutenait le baril 20 à 30 dollars trop haut. Le brut de qualité Dubaï à destination de l’Asie restait le plus prisé, suivi par le Brent de la mer du Nord que livrait la Norvège (...). Le mouvement était devenu suspect. Les attentats avaient durci les lois antiterroristes, la plupart des moteurs thermiques, voitures et avions, restaient cloués au sol. Les transports collectifs bénéficièrent du triple des crédits autrefois accordés à la route. On s’avisa que la plupart des emplois pouvaient en partie être exercés à domicile, que la semaine de quatre jours était idéale pour les enfants et l’équilibre personnel, puisqu’elle permettait d’économiser des millions de barils.

L’ombre portée du passé orgiaque sur le présent frugal

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Les journaux internationaux ne parlaient depuis des années que des deux mêmes choses, la rareté du pétrole et le sevrage. Dans les années 2010, face aux prémices de la crise, les classes moyennes et leurs gouvernants avaient commencé par faire les gestes, à défaut de croire ce qu’on leur disait savoir, ces gestes de bon sens rappelant la grand-mère qui elle non plus ne jetait rien et ne prenait pas de bain. L’écologie était tendance, une liberté de plus, un décor new age pour le business and fun as usual ; on pouvait partir une semaine tout compris à Rio comme promis dans le métro, puis prendre son vélo du lundi au vendredi en grognant contre les automobilistes. Les designers philippins, les créateurs brésiliens et les trend scouters japonais jetaient un manteau d’hédonisme sur le raz-de-marée de contraintes qui mijotait au large. Les États s’offraient de colossales campagnes d’information décomplexantes, pleines de mots zen racontant des histoires d’économies libératrices, de dépouillement festif et de simplicité qui en jette, avec rappel des faits scientifiques en petits caractères au bas de la page, et un site Web pour ceux que la dure vérité intéresserait. Les pages fashion, les pages pratiques des magazines féminins n’avaient pas leur pareille pour ramener la crise à ses justes proportions de psychologie positive, de look renouvelé, de potentiel sexuel et de bonnes adresses ; et si l’on n’était toujours pas rassuré, le hochement de perruque, l’air convaincu d’une célébrité ébranlaient : savoir qu’elle était partie à Sydney en classe affaires plutôt qu’en jet privé aidait à renoncer à ses vacances. Tous ensemble, se surveillant les uns les autres, minés par l’envie et le dépit, hantés par le free rider, parasite qui profitait des efforts de tous pour se goberger, ils allaient réduire la vitesse sur l’autoroute, mais pour montrer le paysage aux enfants ; isoler leurs logements, mais pour augmenter leur pouvoir d’achat ; redécouvrir les fruits de saison, mais pour augmenter leur espérance de vie ; mettre des panneaux solaires ultra-fins sur leurs toits, subventionner la géothermie, alléger la vaisselle dans les avions et maigrir, mais pour être beaux et bien se vendre.

plus beaucoup de tricheurs à dénoncer ; une uniformité dans la restriction et la crainte

Avec Black February et l’envolée définitive du cours des énergies fossiles, vint le moment où la classe moyenne à bulletin de vote, souveraine ménagère et tenancière des continents, n’arriva plus à danser sur la musique écologique, parce qu’elle était trop lente, même pour le grand slow libidineux des « liens retrouvés ». Parce qu’on avait attaqué l’os. Même pour la bonne cause, cela rappelait trop les anciennes guerres, le rationnement, la régression ; l’espérance de vie allait stagner. Plus rien de ludique, de sexy ; c’était bien plutôt l’ombre portée du passé orgiaque sur le présent frugal. Plus de capital culturel à grappiller en affichant ses convictions écologistes et ses pratiques innovantes ; plus beaucoup de tricheurs à dénoncer ; une uniformité dans la restriction et la crainte. C’en était bien fini de la complicité du sous-sol terrestre avec la part la plus fantasque de l’âme humaine.

Fini, holiday on oil, le mouvement perpétuel. Les distances abolies du global village étaient rattrapées par le retour de l’espace terrestre, des petits chemins, des mers immobiles. Un crime parfait, un complot dans lequel ils avaient tous trempé. Le pétrole avait bien été cette compotée de cadavres, pressée sur des millions d’années par tous les vérins de la terre, en une liqueur conférant l’égarement des toupies. Et voilà qu’à présent, tous se tenaient au milieu de l’océan, dans le même bateau vide de carburant et débordant d’humains aux gueules maquillées pour sortir, les têtes pleines des fêtes d’antan, de désirs et de rancœurs. 

Extraits de Brut © Éditions du Seuil, 2011

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