Comment expliquez-vous la très forte opposition aux vaccins ?

C’est un phénomène parallèle à la résistance au « système », le vaccin étant vu comme partie prenante de celui-ci. Selon les pays, l’hésitation vaccinale augmente avec le rejet des gouvernants. Au nord de l’Europe, où les populations ont confiance en leur gouvernement, il y a très peu de rejet. C’est le contraire dans les pays du sud de l’Europe et en France.

Est-ce pour désarmer ces préventions que vous vous êtes fait vacciner contre Ebola quand vous dirigiez le programme de l’OMS destiné à endiguer ce virus ?

La première fois, nous commencions l’étude de phase 1 à Genève. Il fallait que le plus de gens possible se portent volontaires, il n’était pas question que je me dérobe. La nuit suivante, j’ai eu pas mal de fièvre, je claquais des dents, je me suis dit : « Quelle idée tu as eue ? La prochaine fois, tu restes dans ton bureau », mais, en fin de compte, j’étais contente de le faire. Effectivement, de nombreux vaccins provoquent des effets secondaires pas du tout graves mais inconfortables, des inconvénients faibles comparés à la protection offerte. La seconde fois, nous démarrions l’étude d’efficacité à Conakry, je représentais les promoteurs du vaccin. Je me serais sentie illégitime si je ne l’avais pas refait.

Les adjuvants, ces produits introduits dans les vaccins pour en renforcer l’action, sont-ils nécessaires à leur confection ?

Pas pour les vaccins « à l’ancienne » où le virus est atténué ou inactivé, comme pour la polio. Mais on en est arrivé à faire des vaccins de plus en plus purs, des formules très raffinées dont sont absentes les impuretés – les restes produits par la culture des tissus – qui servent d’adjuvants naturels. Dans le cas de ces formules très propres, le seul principe actif n’est pas suffisant pour déclencher une réponse immunitaire ; il faut remplacer ces stimulants par des éléments comme de l’aluminium ou du squalène.

Pourquoi font-ils peur ?

C’est spécifique à la France. Chez nos voisins, cette crainte n’existe pas, or la production de vaccins est mondialisée. Un petit Français reçoit le même vaccin qu’un petit Anglais. Le fait qu’il y ait un rejet de l’aluminium uniquement en France laisse planer un doute sur la pertinence de cette crainte.

En Angleterre, la peur s’est concentrée sur le vaccin de la rougeole…

C’est lié à la publication d’un article scientifique, qui s’est révélé frauduleux, prétendant que le vaccin était responsable de l’autisme observé chez certains enfants. La personne qui a publié cette fausse information a été condamnée, les journaux scientifiques ont publié des démentis. Il reste malgré tout cette crainte, outre-Manche, d’une association entre l’autisme et le vaccin de la rougeole. On ne la retrouve pas en France, alors que ce sont les mêmes vaccins.

Qu’en est-il des narcolepsies provoquées par le vaccin contre le H1N1 ?

Il y a eu effectivement des cas de narcolepsie et des recherches approfondies ont été menées pour essayer de comprendre leur origine. Ils n’étaient pas provoqués par un adjuvant, mais par la composition de la substance active : des protéines du virus de la grippe H1N1. Ce principe actif était fabriqué en Allemagne ou au Canada, mais seuls les lots produits dans un de ces deux pays ont induit ces effets secondaires. Bien sûr, les modes de production des principes actifs ont été revus et les choses ont été corrigées. Il en est resté l’impression que c’était l’adjuvant qui était en cause, alors que ce n’était pas le cas.

Est-ce que le passage de trois à onze vaccins obligatoires mis en place par Agnès Buzin en 2018 vous paraissait nécessaire ?

Oui, puisque certaines personnes hésitent. On peut les comprendre : elles aiment leurs enfants et vont sur Internet pour se renseigner ; là, elles tombent sur tous ces blogs antivaccins qui transmettent des informations mensongères ou propagent des rumeurs conspirationnistes. L’obligation vaccinale – cela a été rapporté par les pédiatres – a facilité la vie de ces personnes. Je précise aussi qu’il était nécessaire d’augmenter la couverture immunitaire de ces onze vaccins, qui ont tous d’excellentes données de sécurité.

Produire un vaccin prend généralement plusieurs années. Comment est-il possible qu’on aille si vite pour le Covid ?

D’abord, nous avons bénéficié des recherches sur les autres coronavirus, celles contre le Sras – qui avaient été stoppées puisque la maladie avait disparu – et celles relatives au Mers (syndrome respiratoire du Moyen-Orient). On avait déjà une certaine idée de ce qui pouvait ou non marcher, donc la mise au point du prototype a été extraordinairement rapide. Ensuite, les trois phases de test ont été accélérées, à la manière des poupées russes. D’habitude, on attend la fin de chacune des trois phases, qui durent toutes au moins un an. Cette fois, les poupées ont été emboîtées et non pas alignées. Dès qu’on a eu les premiers résultats des tests de phase 1, qu’on a su qu’il n’y avait pas de problème majeur d’effets secondaires trop fréquents, on a commencé les autres phases de test d’efficacité. On n’est jamais allé aussi vite.

N’est-ce pas dangereux ?

Nous aurons moins de recul que dans le cas d’une étude d’efficacité dans laquelle on ne regarde pas seulement si les gens sont protégés tout de suite après la vaccination, au pic de la réponse immunitaire. Nous n’aurons pas d’idée, du moins au début, de la durée de la protection immunitaire. On est à peu près tous d’accord pour dire que, pour utiliser un vaccin, il faut qu’il soit au moins efficace à 50 %. Mais 50 %, c’est un point d’estimation qui signifie un intervalle de confiance entre 30 % et 70 %. Nous avons des débats pour savoir si l’intervalle de confiance pourrait être plus large. Je ne suis personnellement pas d’accord avec le fait d’accepter que la borne inférieure d’efficacité arrive à zéro. Je pense que le minimum acceptable c’est 30 %. En tout cas, cela veut dire que la véritable efficacité des premiers vaccins qui seront délivrés n’est pas encore totalement déterminée.

Faut-il craindre des effets secondaires ?

Nous n’aurons pas beaucoup de recul sur les effets secondaires rares, surtout s’ils ne se produisent pas tout de suite après la vaccination. Ces effets rares, on ne peut les détecter que quand un grand nombre de gens ont été vaccinés. Lors des études d’efficacité des vaccins contre le Covid-19, entre 15 000 et 20 000 personnes sont vaccinées. Est-ce qu’il est prudent de vacciner 200 millions de personnes à partir d’un profil de sécurité obtenu sur une base de 20 000 personnes ? À mon sens, le saut est trop fort. On pourrait peut-être ne vacciner dans un premier temps que deux millions de personnes et vérifier qu’aucun signal de sécurité important n’est observé pendant une période de deux ou trois mois après la vaccination. D’ailleurs, la plupart des vaccins mis sur le marché ne sont pas prescrits du jour au lendemain à des centaines de millions de personnes.

Comment les agences réglementaires vont-elles se déterminer ?

Elles peuvent prendre des décisions différentes. On sait que la FDA américaine subit une forte pression de la part du président Trump, au point qu’elle pourrait délivrer une autorisation à un vaccin ayant montré une certaine efficacité, mais avec une signification statistique mauvaise, voire lamentable, en tout cas imprécise. On espère qu’en Europe, où il n’y a pas d’aléa électoral, on sera un peu plus prudent.

À quel horizon ces premières livraisons pourraient-elles intervenir ?

Il ne faut pas vendre la peau de l’ours, mais il semble que les signaux permettent d’être raisonnablement optimiste. On pourrait avoir des vaccins avec des autorisations d’urgence autour de la fin de l’année, mais ce ne devrait être que pour les premières livraisons, pas pour la totalité. Le gros du vaccin que la France aura commandé pourrait arriver plutôt vers la fin du premier trimestre 2021, ce qui peut permettre d’avoir un peu de recul avant les campagnes de vaccination massives. De toute façon, les phases de test vont continuer pendant des mois. Et, au vu de la rapidité avec laquelle le vaccin sera déployé, les autorités demanderont aux producteurs des études complémentaires pour bien montrer à l’usage que ces vaccins sont efficaces.

À qui les premières doses devraient-elles être distribuées ?

Les diverses autorités de santé et l’OMS sont favorables à ce que les personnels de santé en première ligne soient vaccinés en priorité, ce qui représente à peu près 3 % de la population. Dans un deuxième temps, on ciblerait les gens les plus vulnérables, soit 20 à 25 % de la population. Il n’y a sans doute pas lieu de vacciner tout le monde immédiatement et, en particulier, pas les enfants, puisqu’ils n’ont pas l’air d’être parmi les plus grands vecteurs de contamination et que, dans l’ensemble, la maladie ne prend pas de formes sévères chez eux.

Y aura-t-il plusieurs vaccins ?

Oui, d’autant qu’il faudra sûrement produire en quantité supérieure à ce qu’un seul producteur pourrait fournir. Et puis les différents vaccins pourraient avoir des activités distinctes, entre ceux qui protègent contre la maladie et ceux qui protègent contre l’infection, ceux qui protègent mieux les jeunes ou les plus âgés, etc. Il y aura une variété de réponses. Les premières années, plusieurs vaccins pourraient coexister, comme c’est le cas pour les vaccins traditionnels.

Le vaccin peut-il fonctionner pour les personnes âgées ?

On sait qu’avec les personnes en comorbidité, elles sont les plus vulnérables au Covid. Ce sont donc elles qu’on voudra vacciner en priorité. Mais il va falloir regarder si les vaccins fonctionnent. On sait par exemple que le vaccin contre la grippe est peu efficace pour les personnes âgées, mais on les vaccine malgré tout parce que, même si ce n’est pas très efficace, c’est mieux que rien. Pour la grippe, d’ailleurs, on voit que des pays comme la Grande-Bretagne ont mis en place depuis plusieurs années une stratégie pour protéger les personnes âgées en vaccinant les enfants. Si le vaccin ne fonctionnait pas avec les personnes âgées, il faudrait penser à d’autres approches, par exemple vacciner leur entourage. Mais c’est trop tôt pour le dire.

Le vaccin est-il l’arme suprême contre les maladies ?

Quelle que soit l’arme utilisée, la prévention est toujours plus utile que les voies thérapeutiques. Dans un monde où les vaccins et les antibiotiques ont souvent été vus comme la panacée, on a oublié la prévention des infections, en particulier l’hygiène, sur laquelle on revient beaucoup. Dans le cas du Covid-19, c’est un ensemble de réponses qui nous permettra de sortir de la période de crise actuelle et de retrouver une vie plus normale. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

 

 

 

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