Une activité concurrentielle

Les vaccins pèsent un poids limité, 2 à 3 % du secteur du médicament, mais pour certains gros producteurs comme Sanofi ou AstraZeneca, cela représente des chiffres d’affaires très importants. Fournissant 70 à 80 % des vaccins, l’Europe est historiquement un leader de ce marché, même si cette domination a tendance à s’éroder avec l’arrivée d’acteurs indiens, chinois et le renforcement des firmes américaines.

On parle des « Big Pharma » pour désigner la dizaine de très grands laboratoires à dimension multinationale qui, souvent, produisent des blockbusters, des médicaments dépassant le milliard de dollars de chiffre d’affaires, mais il faut savoir que le médicament est une activité très concurrentielle, moins concentrée que d’autres secteurs de l’économie, notamment parce que de nombreux pays souhaitent conserver une industrie nationale.

La pharmacie est en constante évolution depuis les années 1990, quand la scission s’est opérée entre la chimie et la pharmacie. Les laboratoires se sont spécialisés sur certains segments de marché. La tendance mondiale à la financiarisation de l’économie a conduit les entreprises à externaliser les étapes de production. On a beaucoup parlé de la Chine, qui développe une véritable industrie pharmaceutique, notamment dans la région de Wuhan, industrie qui n’est plus seulement cantonnée à ces productions intermédiaires, mais s’étend au haut de gamme. Je trouve que, dans cette crise, nous n’avons pas assez mis l’accent sur le cas de l’Inde. C’est un acteur historique de l’industrie pharmaceutique avec des mastodontes, comme Serum Institute of India, qui se sont développés en faisant des copies légales de médicaments brevetés, avant que le droit de propriété ne soit renforcé par les accords Adpic de 1994, revus à Doha en 2001 puis à Cancún en 2003. La dernière étape de cette transformation a commencé dans les années 2000 avec l’irruption des biotechnologies qui concurrencent la fabrication chimique des médicaments. La révolution informatique a fait entrer de nouveaux acteurs sur le marché, des start-up qui financent leurs recherches avec du capital-risque ou qui peuvent être rachetées par des grandes firmes.

 

Des achats de vaccins tous azimuts

La situation actuelle est inédite. Ses caractéristiques s’apparentent à ce qui s’est passé avec Ebola, mais de manière bien plus ample : un très haut niveau de collaboration internationale entre chercheurs, la mutualisation d’un certain nombre de travaux et l’accès à des financements essentiellement publics… Je ne suis pas persuadée que l’enjeu de cette crise soit les profits des grands laboratoires, même si la dimension financière existe. L’enjeu politique me paraît quasiment plus important. Des sommes considérables ont été mobilisées par les États en direction des instituts de recherche et des laboratoires – on parle de plus de dix milliards de dollars aux États-Unis, par exemple.

En France, la majeure partie des financements passent par la Cepi, la Coalition internationale pour les innovations en matière de préparation aux épidémies, née après Ebola. La Cepi est formée d’États, principalement européens, mais comprend aussi le Canada, le Japon et de grandes organisations philanthropiques comme la fondation Bill-et-Melinda-Gates, MSF ou Welcome Trust. Cela n’empêche pas les États de faire des achats en parallèle : la France, l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas ont passé des précommandes aux laboratoires européens AstraZeneca et Sanofi, mais aussi à l’américain Johnson & Johnson et aux deux start-up en pointe sur la recherche du vaccin, l’américain Moderna et l’allemand CureVac.

Aux États-Unis, les financements passent par la Barda, le bras armé du ministère de la Santé, et là encore, ils ne concernent pas que des laboratoires américains. Les acteurs publics achètent tous azimuts. Ne sachant pas qui va trouver le vaccin en premier, il n’est pas question de mettre tous ses œufs dans le même panier. Les financements concernent spécialement les phases de test qui coûtent très cher et l’adaptation des outils de production.

 

Bien public en Europe, loi du marché aux États-Unis

Du côté européen, on est resté sur la notion de bien public. AstraZeneca a décidé que le vaccin serait vendu à prix coûtant. Sanofi vient d’annoncer un prix entre 5 et 15 euros la dose alors que l’américain Pfizer a fixé la barre entre 50 et 60 dollars. Même dans cette crise qui bouscule les repères, les deux conceptions s’affrontent. Les Américains considèrent que la santé est une marchandise, qu’il n’est donc pas honteux de faire des profits dans ce domaine. En Europe, la pression des États et de l’opinion publique a conduit les laboratoires à se soucier de l’accès au vaccin du plus grand nombre, y compris des pays du Sud. À mon sens, les Chinois vont, comme les Européens, pratiquer une politique d’accès élargi. Le virus venant de chez eux, ils veulent redorer leur image en fournissant de grandes quantités de vaccin à l’ensemble du monde, spécialement en Afrique.

Les capacités de production vont être décisives : on parle de plusieurs milliards de doses à délivrer dans des temps très courts. Johnson & Johnson a annoncé être capable de produire un milliard de doses en 2021. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a expliqué qu’il y aurait des doses réservées aux pays du Sud, mais si la production ne suit pas, on peut imaginer que les gouvernements européens serviront d’abord leur population, au moins dans un premier temps. Quand on voit le bazar suscité par la question des masques et les bagarres sur les tarmacs d’aéroports, cela peut inquiéter.

La question sera de savoir comment se termine la course de vitesse entre les équipes de recherche et qui détient le ou les brevets. Les accords internationaux de l’OMC donnent un droit de propriété sur les brevets, mais prévoient aussi des conditions d’accès aux traitements pour les pays à faible revenu. On peut penser que les Européens et les Chinois céderont leurs brevets. D’autres, comme les Américains, les feront payer. En contrepartie de leurs financements, l’UE et les organisations philanthropiques de la Cepi ont réclamé aux laboratoires une politique d’accès. Donald Trump, lui, ne se préoccupe pas de savoir si la Côte d’Ivoire ou la Thaïlande auront accès au vaccin. Son souci, c’est de pouvoir dire que les États-Unis ont découvert le vaccin en premier, et que c’est grâce à lui.

 

Le pari des start-up

Moderna est une start-up américaine qui a comme directeur général un Français, un ancien de chez BioMérieux, qui travaillait depuis quelques années sur la technologie de l’ANR messager dans le but d’induire la production de protéines à l’intérieur des cellules. Moderna s’est rendu compte que cette technologie d’avant-garde pouvait trouver des applications dans le domaine de la vaccination. Ils font partie des neuf candidats au vaccin qui sont dans la phase ultime des essais cliniques. Ils n’ont jamais produit une seule molécule. S’ils découvraient le vaccin, ce serait un jackpot : c’est un énorme pari sur une technique qui pourrait sans doute ensuite être dupliquée. L’allemand CureVac est dans une situation similaire. Au départ, les labos ont cru qu’ils pourraient facilement développer leurs recherches en biotechnologies, mais c’était beaucoup plus compliqué qu’ils ne le croyaient, cela demandait un savoir-faire en informatique et en IA qu’ils n’avaient pas. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

 

 

 

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