Une vie de galérien
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« Expliquez-moi ! La monche, pas bon ! » Les yeux noirs plantés dans les miens, Michel* voit que je n’ai pas bien saisi. Il insiste, avec toute l’expressivité possible : « Expliquez-moi ! La monche, pas bon ! » Mais qu’est-ce qu’il veut que je lui explique ? Soudain je comprends, c’est lui qui m’explique : « Expliquer, moi ! » Et « la monche », mais bien sûr, c’est la manche. Michel est mendiant, on se connaît depuis, allez, dix ans ? douze ? Je ne suis pas la seule à le connaître puisqu’il est là, assis à l’entrée d’un magasin sur l’une des artères les plus passantes de Paris, tous les jours sauf le dimanche. Avec parfois des éclipses d’une semaine ou d’un mois.
Longtemps, je n’ai pas su ce que devenait Michel quand il disparaissait. Puis j’ai eu l’occasion de le voir dans un autre contexte et j’en ai appris davantage sur sa vie. Il est roumain, a une quarantaine d’années, en paraît dix de plus. Quand il m’appelle Mamo (maman), ça me fait drôle, mais je préfère ça au Babo (grand-mère) qu’il avait tenté au début. Est-ce que Michel est rom ? Je n’ai pas posé la question deux fois, car sa réponse a été un tonitruant « moi ROUMAIN ! ». Ses trucs de mendiant, j’ai appris à les détecter. Quand il espère obtenir plus que la pièce réglementaire, il prend un ton plaintif, penche la tête de côté avec l’air d’un enfant prêt à pleurer : « S’iiiiiiiiiiil vous plaît, Mamo, a plus gaz ! » Et là, c’est 20 ou 30 euros le tarif. Mais quand Michel parle sérieusement, ça sonne différemment. Par exemple, quand il dit : « Donne travail moi ! La monche, pas bon. » Il ne demande pas ça en l’air, parce qu’effectivement, pendant trois ans, Michel a été homme de ménage dans une start-up que je dirigeais. Homme de ménage au black. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour essayer de l’embaucher à la régulière : appeler les associations, les services sociaux de la mairie, le ministère du Travail et jusqu’au cabinet du ministre de l’Intérieur. Bien que citoyen européen, il n’avait pas d’adresse légale, donc pas de papiers, et sans papiers, pas d’embauche. L’expression est réversible : sans embauche, pas de papiers, donc pas de logement.
Tous les vendredis après-midi, Michel quittait son spot de mendiant et arrivait dans nos locaux industriels réaménagés en bureaux. Il serrait la main aux hommes et faisait cérémonieusement le baisemain aux femmes – effet de surprise garanti. Il sentait le savon, était rasé d’aussi près que le lui permettait sa barbe aile de corbeau et était toujours vêtu de neuf. Quand on est dans la rue, il est possible de se laver, dans les gares, les haltes associatives ou les toilettes de café. Mais laver ses vêtements, impossible. Une fois sales, on les jette.
Pour faire le ménage, au milieu de l’open space, Michel déployait une énergie théâtrale, dans une débauche de produits détergents et un usage ultra-sportif de l’aspirateur. Son métier là-bas, en- -Roumanie, – « expliquer, moi ! » – était le bâtiment, pas le ménage. Mais tout valait mieux que « la monche ». Dans les périodes de relative sérénité, Michel avait l’air presque joyeux. Il lui arrivait de venir avec deux de ses enfants, Anna et Victor – l’aîné, Sergiu, était déjà adolescent. La petite, le portrait de son père mais blanche de teint, avait toujours les cheveux soigneusement nattés, des rubans assortis à sa robe ; le petit, en blouson de super-héros et baskets immaculées, affichait l’impassibilité afférente. Le rituel était de leur demander s’ils travaillaient bien à l’école. Ils faisaient oui de la tête, chuchotaient quelques mots en bon français. Le père, lui, avec son pauvre lexique, claironnait qu’ils étaient dans les premiers, que le directeur le félicitait chaque fois qu’il le voyait.
J’ai essayé de savoir si Michel touchait des allocations familiales, avec ses trois enfants. La réponse était non, et il a eu les plus grandes difficultés à me faire comprendre pourquoi. Il me répétait avec emphase, en brandissant sa carte d’identité : « Michel Atanasiu ! Sergiu Atanasiu ! Anna Dunea ! Victor Dunea ! » Des patronymes différents. Après de longs tâtonnements, j’ai reconstitué l’histoire : son fils aîné est né en -Roumanie, il a été déclaré sous le nom de son père ; puis Michel et sa femme ont émigré, les deux petits sont nés en France et ont été déclarés sous le nom de leur mère, les parents n’étant pas mariés. Puis la jeune femme est morte d’un cancer, à 32 ans – à l’époque, ça s’était su dans le quartier, on plaignait le mendiant resté veuf avec des petits à charge. Ce que l’on ne savait pas, c’est que Michel ne pouvait pas prouver que ses enfants étaient à lui. Administrativement, il n’est pas le père de deux enfants français, mais un Roumain sans domicile et sans travail, automatiquement expulsable au bout de trois mois.
Pour tenter de l’aider à régulariser sa situation, je suis allée lui rendre visite dans un petit « bidonville privé » où il vivait avec les siens. La ruelle boueuse bordée de cabanes était située à l’arrière d’un pavillon possédé par un Roumain plus fortuné que les autres. À l’intérieur, la cabane était tendue de tissu, propre, et même coquette, surchauffée au moyen d’un radiateur à gaz. Une grosse dame blonde aux yeux bleus – « expliquer, moi, sœur ma femme ! » – faisait à manger pour toute la famille. Le fils aîné, âgé de 15 ans, présentait sa fiancée – quelques mois plus tard, il serait papa à son tour. Une rencontre avec les services sociaux de cette ville de grande banlieue n’allait déboucher sur rien. L’état civil des enfants ne pouvait pas être modifié, à moins d’une hypothétique procédure de reconnaissance via la Roumanie. N’ayant pas d’adresse légale, les enfants n’avaient pas le droit de manger à la cantine, et leur tante allait les prendre pour déjeuner – deux kilomètres aller, deux kilomètres retour, pareil à 4 heures et demie.
Je n’oublierai jamais l’irruption de Michel un matin dans l’open space. Pas un vendredi, ce qui signifiait qu’il avait un problème. Ses cernes noirs rejoignaient sa barbe, il était livide. La police était venue et avait démoli le bidonville. Les enfants étaient partis chez leur tante – « expliquer, moi ! sœur ma femme maison Seine-et-Marne ! ». Pour qu’ils puissent retourner à l’école, il devait reconstruire un toit, il fallait qu’il puisse acheter un rouleau de plastique pour monter un abri de fortune dans un bois. J’avais déjà vu Michel en détresse, quand il avait reçu un arrêté d’expulsion exécutoire sans délai. Ou quand il était tordu par des douleurs au ventre – « expliquer, moi, ça, stress ! ». Mais là, privé de tout et sans ses enfants, par un jour d’automne pluvieux, il était l’image même du dénuement.
Il a tout reconstruit dans un autre bidonville, ailleurs en Seine-Saint-Denis. Les enfants ont été inscrits dans une autre école. Recommencer à zéro, pour arriver à moins que rien. La vie de Michel a continué : son fils aîné s’est fait prendre dans un cambriolage, il a été mis en prison. À sa sortie, Michel l’attendait pour l’emmener à l’autocar, direction la -Roumanie : « Honte. Mère moi, garder lui. » Puis Sergiu est revenu en France, et son bébé est né : une petite Anna, atteinte d’une maladie néonatale. Pendant un mois, la couverture maladie universelle a déployé pour ces « nouveaux misérables » son aile protectrice. Le nourrisson est sorti de l’hôpital, Michel a retrouvé le sourire : « Bébé, un ange ! » Un jour, après une énième évacuation de bidonville, « une dame » lui a proposé un studio avec tout le confort – il lui fallait 500 euros pour le premier loyer. Selon ses dires, il s’y est installé avec les enfants, ils ont un toit.
Au bout de trois ans, ma start-up a mis la clé sous la porte. Tout le monde s’est retrouvé à Pôle emploi. Sauf Michel, redevenu mendiant à plein temps. Dans l’intervalle, des familles de Roms avaient commencé à s’installer dans les anfractuosités de la ville, dormant sur le trottoir avec leurs enfants. Michel était effondré devant ce spectacle. « Moi faire la monche, pas avec enfants, jamais ! Moi, roumain, mais ça, catastrophe. » Sur son pliant, devant le magasin, Michel a repris sa veille inquiète, scrutant les passants dans l’espoir d’une pièce que la concurrence réduit peu à peu. Quand je passe, on discute ; invariablement il m’exhorte avec son expressivité et son peu de mots : « Mamo, donne travail moi ! La monche, pas bon » ; et invariablement j’avoue mon impuissance.
Depuis quelques semaines, Michel a de nouveau disparu. D’après ce que je sais de son histoire, peu de chances que ce soit pour une heureuse raison.
* Tous les prénoms des membres de cette famille ont été modifiés.
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