La jeunesse, une génération fragile ?
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Le surnom de « génération snowflake » (« flocon de neige ») ou « génération sensible », que l’on attribue souvent aux plus jeunes, est-il fondé ?
On a en effet souvent qualifié les jeunes de « flocons de neige », fragiles et vulnérables, mais c’est une image bien trop simpliste. La jeunesse française ou européenne – c’est-à-dire les individus se situant dans cette période de la vie qui s’est singulièrement allongée et dont les bornes d’âge sont devenues plus floues, mais que l’on peut globalement situer entre 16 ans et 35 ans – se caractérise avant tout par son incroyable résilience. Les jeunes d’aujourd’hui ont été socialisés dans un monde en proie à de multiples crises – politique, écologique, sanitaire, institutionnelle, de valeurs… Ils sont confrontés à une société devenue plus complexe, moins lisible, avec des menaces qui n’ont cessé de se renforcer. Ce constat est d’ailleurs partagé par les générations précédentes : les enquêtes le montrent, les plus âgés estiment aussi que les conditions d’insertion sociale et professionnelle sont aujourd’hui plus difficiles qu’à leur époque.
Face à ce monde en crise, les jeunes font preuve d’une grande capacité d’adaptation : ils affrontent un marché du travail devenu nettement moins accessible, même avec un diplôme ; ils ont compris qu’il leur faut « s’en sortir par eux-mêmes », et moins compter sur la famille ou sur l’État ; ils ont également intégré qu’ils ne parviendront pas facilement à une autonomie résidentielle, financière et familiale… Le refus de la parentalité, qui touche de plus en plus de jeunes, est un exemple frappant de stratégie d’adaptation.
« En même temps qu’ils ont développé ces impressionnantes facultés d’adaptation, les jeunes ont aussi absorbé beaucoup d’angoisse »
Par ailleurs, c’est une jeunesse qui, contrairement à l’image que l’on en a parfois, a une forte conscience politique. Elle s’engage, notamment dans le bénévolat, davantage que ses aînés. D’après mes récentes enquêtes, on observe même un regain de patriotisme : six jeunes sur dix se déclarent prêts à défendre leur pays au risque de leur vie. Ce n’est pas très « flocon de neige » ! Mais il y a un revers de la médaille. En même temps qu’ils ont développé ces impressionnantes facultés d’adaptation, ces dispositions à l’engagement, les jeunes ont aussi absorbé beaucoup d’angoisse, d’anxiété, de peur – y compris celles qui leur ont été transmises par leurs parents.
Sont-ils particulièrement sensibles à certaines problématiques ?
Oui, le réchauffement climatique, les désordres environnementaux, la crise du vivant… Autant de sujets d’inquiétude qui se développent, on le voit, depuis la petite enfance. Citons également tout ce qui concerne les atteintes aux droits de l’homme, les injustices, les rapports de domination… Les jeunes générations accordent notamment une importance croissante au respect des différences – ce qui a pour conséquence le fait qu’un concept comme la laïcité est aujourd’hui très mal compris d’elles. Lors de l’enquête sur le rapport des Français à la liberté d’expression, à la satire et aux dessins de presse réalisée par l’Ifop à l’occasion des dix ans des attentats de Charlie Hebdo en partenariat avec cet hebdomadaire et la Fondation Jean-Jaurès, on a ainsi pu observer que les jeunes générations étaient moins tolérantes en matière de liberté d’expression : si l’on insulte l’autre, si l’on ne respecte pas sa religion, sa différence, on atteint sa sensibilité, ce qui n’est, à leurs yeux, pas acceptable. Pour eux, tenter d’instaurer une forme de « sensibilité républicaine » comme la laïcité, valable de la même manière pour tous et prééminente par rapport aux différences ou aux sensibilités personnelles, ne se justifie pas.
Comment expliquer le regard un peu condescendant que portent les générations précédentes sur une jeunesse perçue comme « fragile » ou « trop sensible » ?
Cela a toujours existé. Déjà Socrate ou encore Platon exprimaient un tel soupçon à l’égard des nouveaux entrants dans la société : ils seraient moins solides, moins responsables que leurs aînés. Même si l’écart entre les générations ne cesse de se réduire sur le plan du mode de vie ou des valeurs, les jeunes restent des concurrents, ceux qui vous poussent vers la sortie. Je pense qu’il y a donc un réflexe d’ordre psychoaffectif tout à fait normal à dénigrer la relève – et à oublier que l’on a aussi été jeune, avec un autre type de relation au monde !
« Le Covid a été un vrai choc, qui a profondément affecté leur sensibilité »
J’ai toutefois l’impression que la jeunesse d’aujourd’hui n’est pas particulièrement affectée par ces critiques, qu’elle balaye d’un slogan comme « OK boomer », lequel signifie en substance : « On ne vous en veut pas de l’état déplorable dans lequel vous nous avez laissé la planète, mais on ne vous écoute plus, votre opinion ne compte plus pour nous. »
C’est une attitude somme toute assez humaine, qui n’est ni dans la confrontation ni dans le rejet radical. Je pense que la période du Covid a aussi joué un rôle dans cet équilibrage des relations entre les générations : les jeunes, qui étaient dans cet âge de la vie où l’on a généralement des conduites à risque pour soi ou pour les autres, ont subitement pris conscience de leur vulnérabilité et de celle des plus âgés. Ça a été un vrai choc, qui a profondément affecté leur sensibilité.
Comment cette différence s’incarne-t-elle dans le monde du travail ?
Il s’agit en effet d’un lieu privilégié du mélange des générations. Et il est vrai que la relation des jeunes au travail a changé. Déjà parce qu’ils ont intégré le fait que les carrières ne sont plus linéaires, qu’ils seront amenés à changer plusieurs fois de direction – ils ont donc beaucoup moins de loyauté envers l’entreprise. Ensuite, parce que le respect, comme on l’a déjà évoqué, est vraiment leur valeur cardinale : ils font valoir la nécessité qu’on leur en témoigne dans leurs relations de travail non seulement en tant qu’individus, mais aussi par rapport à leurs compétences, à leurs responsabilités, à leurs initiatives. Ils ont du mal à reconnaître une hiérarchie, une autorité si celle-ci ne semble pas justifiée et ne les respecte pas en retour. À cela s’ajoute également une quête de sens, souvent arrimée à des questionnements éthiques, en lien notamment avec les problématiques écologiques, qui font que de plus en plus de jeunes déclinent des emplois qui ne leur semblent pas en adéquation avec leurs valeurs et leurs préoccupations.
Les réseaux sociaux jouent-ils un rôle dans l’exacerbation de cette sensibilité ?
Aujourd’hui, c’est le biais principal par lequel on est relié aux autres. C’est particulièrement vrai pour les plus jeunes. C’est là qu’ils se construisent dans le regard des autres – et qu’ils s’exposent à la critique et à l’offense. C’est aussi le vecteur central de l’altérité, et ce n’est pas anodin. Déjà parce que cela transforme leur rapport sensible aux autres – sur Internet, on voit et l’on entend, mais on ne mobilise pas les autres sens. Mais aussi parce qu’ils y sont exposés aux injustices, aux rapports de domination, aux violences, aux guerres et aux catastrophes qui ont lieu dans le monde entier. On sait désormais que le modèle économique des réseaux sociaux est fondé sur la mobilisation des émotions des utilisateurs. Plus cela fait réagir, plus c’est rentable. C’est là que peuvent se développer une sensibilité exacerbée ou des formes de radicalité.
Il existe justement, en particulier chez les jeunes hommes, tout un discours radical qui dénonce ce qu’ils perçoivent comme la « féminisation » d’une société devenue trop sensible…
« C’est comme cela que fonctionnent les dictatures, qu’elles soient technologiques, politiques ou religieuses : par la suppression de la sensibilité »
D’une manière générale, on voit émerger partout dans le monde des régimes politiques insensibles. Pensez aux États-Unis, où Elon Musk et Donald Trump traitent les gens – aussi bien leurs employés que les immigrés ou même les autres pays – de la manière la plus insensible qui soient et s’en glorifient. Et de plus en plus de jeunes – même s’ils restent minoritaires – sont touchés par ces discours réactionnaires. C’est inquiétant. On voit revenir des formes d’autoritarisme, de fascisme, de populisme à la force de frappe décuplée par la technologie et les réseaux sociaux. Difficile ici de ne pas penser au 1984 d’Orwell ou encore au 2084 de Boualem Sansal, qui évoquent chacun à leur manière l’émergence de dictatures qui visent la mise au pas de l’individu et la négation de toute forme de sensibilité. C’est comme cela que fonctionnent les dictatures, qu’elles soient technologiques, politiques ou religieuses : par la suppression de la sensibilité. Prenez l’Afghanistan, qui empêche les femmes de chanter, qui empêche même qu’on les voie. Ils s’attaquent au monde sensible, car la sensibilité est une arme contre les dictatures. J’espère que les jeunes générations, par leur sensibilité, leur attention portée au respect de l’altérité et de la différence, sauront porter le combat vers plus de sensibilité politique. C’est un vrai défi pour le futur de nos démocraties.
Propos recueillis par JULIEN BISSON & LOU HÉLIOT
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