Diviser pour mieux ressentir
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L’habituation, une alliée pour s’adapter
Il existe diverses causes à l’insensibilité, que celle-ci soit physique ou émotionnelle, et l’une d’entre elles est l’habituation, autrement dit notre tendance à répondre de moins en moins aux stimuli fréquents ou constants. Par exemple, vous entrez dans une pièce remplie de fumée de cigarette. Au début, l’odeur est très forte, mais au bout de vingt minutes, vous ne pouvez plus vraiment la détecter. Cette habituation à l’odeur s’explique d’un point de vue neurobiologique. Dans un premier temps, les neurones réagissent très fortement, en s’allumant pour informer les autres neurones de l’existence de cette odeur ou, s’il s’agit d’une odeur désagréable, un neurone olfactif peut communiquer à un neurone moteur l’information qu’il faut s’éloigner. Mais si chaque fois que vous sentez cette odeur, vous restez en vie et en bonne santé, au bout d’un temps, les neurones cessent, dans la plupart des cas, de réagir d’eux-mêmes. Et si ce n’est pas le cas, d’autres neurones, les « inhibiteurs », envoient un signal à ces neurones pour les rassurer et les faire taire.
L’habituation a été observée chez toutes les espèces animales, raison pour laquelle il est raisonnable de penser qu’elle possède une fonction adaptative. Cette réaction nous aide en effet à survivre. En cessant de réagir aux stimuli connus, les neurones conservent leurs ressources pour répondre à des stimuli nouveaux, et potentiellement signe de danger.
L’habituation renforce aussi notre motivation : si vous ne cessez jamais d’être enthousiaste vis-à-vis de votre premier emploi de débutant, vous ne chercherez jamais à gravir les échelons, à aller de l’avant. La motivation, par ailleurs, est importante pour la santé mentale. Presque tous les troubles mentaux se caractérisent par une certaine forme d’altération de la motivation. C’est notamment le cas de la dépression : les personnes qui en souffrent ont tendance à s’habituer plus lentement aux événements négatifs de leur vie. C’est ce que démontre une étude menée à l’université de Miami par le Pr Aaron Hiller. Ce dernier a demandé à des étudiants qui venaient d’obtenir le résultat d’un examen très important comment ils se sentaient. Il a ensuite continué à leur poser cette même question toutes les 45 minutes jusqu’à la fin de la journée. Résultat : ceux qui obtenaient une mauvaise note se sentaient certes mal à l’unanimité, qu’ils soient dépressifs, non dépressifs ou qu’ils aient des antécédents de dépression ; néanmoins, les participants sans antécédents de dépression s’habituaient relativement vite à leur mauvaise note et, en l’espace de quelques heures, retrouvaient leur état de bien-être initial, tandis que les personnes souffrant de dépression ruminaient et mettaient beaucoup plus de temps à se rétablir.
En cessant de réagir aux stimuli connus, les neurones conservent leurs ressources pour répondre à des dangers potentiels
Des revers qu’on peut contrer
Bien qu’elle puisse être une alliée du quotidien, l’habituation présente aussi des effets négatifs – dans une relation amoureuse, par exemple. Au début, la réaction physique et émotionnelle à son partenaire est forte, puis elle s’atténue avec le temps. Esther Perel, une psychothérapeute spécialiste des relations amoureuses, a observé ce phénomène d’habituation dans le contexte du couple. Elle a demandé à des individus à quel moment l’attirance pour leur partenaire était la plus forte. Les deux réponses les plus courantes étaient « lorsque je m’absente et que je reviens » et « lorsque je vois mon partenaire dans un nouveau contexte », comme lorsqu’il ou elle est en train de parler avec des inconnus ou monte sur scène. Dans les deux cas, il y a un nouvel angle de vue, donc une déshabituation.
Pour maintenir un regard frais sur ce qui nous entoure, changer d’angle régulièrement est la clé. Prenez l’actualité. À force de voir et revoir les mêmes images dramatiques sur les chaînes d’information en continu, de lire les mêmes histoires dans les journaux, nous finissons par nous habituer aux horreurs et aux injustices et par ne plus réagir. Il est très difficile de contrer cette tendance. Pour garder son lecteur disposé et sensible à son propos, le journaliste doit sans cesse trouver de nouveaux angles. Il en va de même dans la vie quotidienne. D’un point de vue physiologique, il n’est pas possible de freiner l’habituation, mais nous pouvons agir sur notre environnement pour rester sensibles au monde qui nous entoure. Ces actions peuvent être minimes : prendre un nouvel itinéraire pour aller au travail, pratiquer un nouveau sport, parler à des personnes avec lesquelles on n’a pas l’habitude de parler, qui vivent peut-être dans des endroits différents, qui travaillent dans des domaines différents.
L’habituation présente aussi des effets négatifs, dans une relation amoureuse, par exemple
Chez les enfants, par définition, l’habituation est moins forte, non pas parce que leur cerveau fonctionne différemment, mais parce que tout ce qu’ils découvrent est nouveau. À certaines périodes de nos vies pendant lesquelles nous sommes sujets à de nombreux changements, comme la grossesse pour une femme, ce sentiment d’habituation s’atténue. Parce que nous changeons, nous devenons ou redevenons plus sensibles à de nombreux aspects de notre vie. Nous redécouvrons ce qui nous entoure parce que nous-mêmes changeons de focale.
Une autre astuce peut aider à lutter contre l’insensibilité : diviser ce que nous aimons et avalez tout rond ce que nous détestons. Je m’explique : dans le cadre d’une étude, des chercheurs ont proposé à des participants d’écouter une chanson agréable. Ces derniers avaient le choix entre l’écouter d’un coup, sans interruption, et faire des pauses régulières au cours de l’écoute. La plupart des participants ont demandé à écouter le morceau sans interruption, pensant que l’expérience serait plus agréable. Or il s’est avéré que les participants ayant écouté le morceau avec pause ont davantage apprécié leur expérience que les autres. Pour réécouter cette chanson en live, ils étaient même prêts à payer un billet de concert plus cher que les participants de la première catégorie. Le message est donc clair : prenez le temps d’apprécier ce que vous aimez, mais quand il s’agit des corvées administratives ou – pour les plus jeunes – des devoirs à la maison, faites-les d’un coup, d’un seul, sans lever le nez. L’habituation sera votre alliée !
Conversation avec MANON PAULIC
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