L’insensibilité, tout comme sa cousine l’indifférence, n’a pas bonne presse. Elle est le plus souvent synonyme de manque d’empathie, voire d’égoïsme pur et simple. Sa nature la situe quelque part entre la cruauté, l’ennui et le dédain. Dans un monde de malheur, de violence et d’accidents, qui irait se prévaloir de son insensibilité, sinon un cynique ou un méchant ?

Pourtant, dans ses Essais, Montaigne parle à son propre sujet d’un « privilège d’insensibilité » qui lui permet de considérer un certain nombre de réalités comme lui étant indifférentes. Mieux, il s’efforce de cultiver ce penchant, de l’« augmenter par étude et par discours ». C’est qu’une telle attitude offre de fait une protection salutaire à l’égard de ce qui peut nous toucher, donc nous « posséder », engendrant ainsi asservissement de l’esprit, égarement de l’agir et dissolution du moi, qui s’éparpille en soins et attachements divers. Afin de se préserver de ce qui pourrait sans cela nous chagriner, nous blesser ou même simplement nous accaparer plus qu’on ne le souhaite, quel meilleur moyen qu’une solide indifférence ? Voilà que l’insensibilité n’apparaît plus seulement comme une affaire de caractère ou de tempérament, mais bien comme une disposition volontaire et consciente, impliquant un effort, que l’on peut à son gré développer et, pour ainsi dire, muscler. Nous vient à l’esprit la figure du sage stoïcien, inaccessible à la souffrance, aussi imperturbable face au plaisir qu’impassible devant les coups du sort. Épictète nous a appris qu’il n’y a pas à se tourmenter de ce qui ne dépend en aucun cas de nous, tout simplement parce que cela excède notre pouvoir. Cette relative insensibilité est alors moins la marque d’un égocentrique mépris des autres et du monde que celle d’une liberté active, ouverte aux éventualités de la vie sur lesquelles nous avons véritablement prise, avec pour fin de bien agir et, ainsi, de mieux vivre.

À bien y regarder, en effet, il s’agit moins de se débarrasser de sa sensibilité que de la bien régler et diriger


Même en tenant le plus grand compte de ces efforts légitimes en faveur d’une certaine insensibilité heureuse, il est quand même possible de soulever une objection de taille : l’humain est né sensible. De quoi, alors, risquerait-on de nous priver, en nous invitant à cesser de l’être, sinon d’une part de notre humanité, et peut-être même de la plus précieuse ?

Ici réside sans doute le plus grave malentendu quant au fond de la position stoïcienne. À bien y regarder, en effet, il s’agit moins de se débarrasser de sa sensibilité que de la bien régler et diriger. Il ne faut pas, dit énergiquement Épictète, nous rendre insensibles comme des statues ! Et Sénèque à son tour de renchérir : le sage tel que nous le voulons triomphe certes de tous les obstacles, mais il y demeure tout de même sensible ! En réalité, c’est sur l’exercice de notre jugement que reposera une saine attitude face à ce qui nous arrive. Il y a ainsi des choses que l’on sera fondé à qualifier d’indifférentes – ce que les Anciens appelaient des adiaphora : des réalités qui ne sont comme telles ni bonnes ni mauvaises, ni utiles ni nuisibles en elles-mêmes, et dont on n’a pas à se soucier plus qu’il ne convient. Leur valeur dépendra seulement de l’usage que nous saurons en faire. De ce nombre sont le plaisir, la richesse, la gloire, la santé même, ainsi que tous leurs contraires. C’est d’un souci extrême de ce à quoi il convient vraiment d’accorder une valeur que naît le précepte stoïcien d’indifférence. Celle-ci n’est donc en rien insensibilité. Une telle posture vise bien plutôt à choisir, raisonnablement et en toute conscience, parmi les objets que spontanément nous proposent un désir trop prompt ou une sensibilité maladroite. L’insensibilité ferait de nous pire que des bêtes ; une saine indifférence, pour peu que nous en soyons capables, nous mettra au rang des dieux. 

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