N’avez-vous jamais pensé que la vie moderne était particulièrement brutale ? Moins, certes, qu’au temps de l’esclavage, de la conscription ou des cinquante heures par semaine. La vie n’est plus, comme autrefois, rythmée par les aléas de la survie. Mais de nouvelles formes de violence, plus intimes cette fois, semblent entrer dans le quotidien de l’individu et le coloniser tout entier ; des violences diffuses, aux effets sous-estimés, et qui épuisent le vécu. Les cinq sens constituent une clé de lecture idéale pour en comprendre la dégradation.

Observons : nos oreilles n’ont jamais tant souffert de la pollution sonore, qui figure parmi les premières causes de mortalité indirecte en Europe et coûte 47 milliards d’euros par an à la France ; notre vue, absorbée par la lumière bleue de l’écran, s’habitue à ignorer la nuit et ses étoiles, dissimulées sous les halos de la pollution lumineuse ; le goût perd la nuance des saveurs et fragilise la santé à coups d’additifs et de sucre ; le toucher reste orphelin des accolades depuis la pandémie, et nos pieds ne foulent plus la nature depuis longtemps ; l’olfaction, sens réputé primaire, s’appauvrit avec la standardisation de toutes les odeurs des produits de consommation. C’est un fait : le capitalisme contemporain opère une dégradation de la sensorialité. Est-ce grave ? Oui, pour au moins trois raisons connexes.

La brutalisation du sensible renforce les inégalités. Bien souvent, l’enfant pauvre connaîtra moins la nature et le grand air


D’abord, parce que la sensorialité occupe un rôle politique fondamental : tel est l’enseignement de Condillac et de son Traité des sensations (1754), largement méconnu. Avec justesse, ce philosophe rappelle qu’il n’est pas de jugements moraux, d’opinions politiques ou de relations humaines qui ne se fondent sur une expérience sensorielle. Ce sont toujours les distinctions entre le putride et l’agréable, entre l’assourdissant et l’apaisant, ou encore entre le doux et le rugueux qui, retravaillées et compilées des milliers de fois par la mémoire, sont à l’origine des distinctions supérieures entre le bien et le mal ou le tolérable et l’interdit. Dès lors, la conscience ne se distingue pas de l’édifice sensoriel ; et lorsqu’il est brutalisé, elle en souffre. De là, la brutalisation du sensible renforce les inégalités. À côté de l’injustice économique qu’il subit, l’enfant pauvre connaîtra bien souvent moins la nature et le grand air, éprouvera moins la diversité des saveurs et des formes d’art ; il subira plus vite les effets destructeurs du bruit, de la malbouffe ou de l’addiction aux écrans. Enfin, ces inégalités du sensible soulèvent la question de la dignité. Une société véritablement humaniste ne saurait lire la dignité humaine au seul prisme des libertés fondamentales, de conscience, d’expression ou de mouvement. Dans un monde brutalisé, elle doit reconnaître la valeur d’une expérience quotidienne riche et apaisée, et redonner à l’individu toute sa singularité sensible. Après l’humanisme de la raison, il lui faut faire place à celui de la sensation : tel doit être l’objet d’une politique du sensible.

Mais quelles formes concrètes peuvent prendre ces intentions de prime abord évanescentes ? Et pour quels objectifs politiques ? Prenons deux sens en exemple : la vue et le toucher. On sait que le champ du visible joue un rôle déterminant dans l’incitation à la transition écologique : moins on voit la nature et la richesse du vivant, moins on est incité à agir pour protéger l’environnement. C’est là le problème de l’amnésie écologique. On sait encore que, lorsqu’il a vue sur la nature, un patient alité à l’hôpital diminue son temps de convalescence d’en moyenne 0,7 jour. Une politique de la vue pourrait ainsi avoir pour objet de réintégrer la nature dans le champ du visible, autant que possible. Le bonheur collectif s’en trouverait accru. D’ailleurs, la lutte contre la pollution lumineuse, inscrite au sein du code de l’environnement, constitue déjà un premier levier de préservation visuelle.

La dégradation du sensible n’est pas un simple dommage collatéral de la modernité


Venons-en au toucher : de nombreuses études démontrent son rôle essentiel dans le bien-être individuel, mettant en avant les bienfaits du contact physique sur la santé mentale. Or, la pandémie a marqué un recul des interactions tactiles, privant les individus d’accolades, de caresses et d’autres gestes de réconfort. Dans ces conditions, réhabiliter la douceur du toucher devient essentiel. Une étude menée en 2009 dans le domaine des soins infirmiers illustre cette nécessité : elle a comparé des actes médicaux réalisés avec des gestes dits « neutres » à d’autres pratiqués avec des gestes « bienveillants ». Ainsi, lors d’une prise de sang, au lieu de tapoter le bras, il était suggéré au soignant de faire doucement glisser sa main vers le creux du coude pour faire ressortir la veine. Les résultats sont sans appel : les patients ayant bénéficié de gestes bienveillants ont ressenti moins de douleur et d’anxiété. Désormais, de nombreux hôpitaux forment spécifiquement leurs soignants à des gestes plus tendres.

Ces exemples thématiques ne font qu’effleurer l’ampleur du champ que recouvrent les politiques du sensible, qui peuvent également revêtir une dimension patrimoniale. La loi du 29 janvier 2021 sur le patrimoine sensoriel des campagnes en est un exemple parlant : ce texte protège juridiquement certaines odeurs et certains sons, soulignant leur importance dans l’identité rurale. Il répond ainsi aux conflits de voisinage provoqués par des néoruraux peu habitués au chant du coq, aux cigales ou aux effluves de fumier. Désormais, l’État doit inventorier des éléments sensoriels caractéristiques de chaque région afin de les soustraire aux plaintes abusives.

La dégradation du sensible n’est pas un simple dommage collatéral de la modernité. Elle conditionne notre rapport à la nature, aux autres et à nous-mêmes, influençant jusqu’à nos capacités de jugement et d’action. Il est donc urgent de penser des politiques du sensible pour répondre aux grands enjeux du siècle.

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