Trop ou mal sensibles ?
Temps de lecture : 5 minutes
J’ai versé ma première larme publique, devant mes trois filles, alors que l’on fêtait mes 55 ans, ému par leurs petits discours à mon égard. Elles en furent étonnées (« Mais tu pleures, papa !? »), et moi (qui suis de la génération never complain, never explain – « ne jamais se plaindre, ne jamais expliquer ») embarrassé. En songeant un peu plus tard à ma gêne, je repensai à mes vieux maîtres en psychiatrie, qui nous parlaient de l’incontinence émotionnelle rencontrée chez certains patients sénescents. Étais-je devenu, moi aussi, incontinent émotionnel ? Mes filles et mon épouse ne voyaient pas les choses ainsi : « Mais non, c’est très bien de pleurer, c’est normal ; et puis, on le sait bien que tu es un grand sensible, en fait… »
C’est vrai : je n’aime guère la musique romantique, trop pleine de pathos et de secousses émotionnelles, et préfère la musique baroque, aussi émouvante mais bien plus sobre et retenue ; je n’aime guère les restaurants bondés où l’on doit hurler pour se parler ; je n’aime guère les personnes agressives, même quand ce n’est pas moi qui me fais agresser. Je suis donc sensible. Comme tous les humains. Hyper ou ultra, par contre…
Pour qui se dit hypersensible, tout stimulus intense, inhabituel ou déplaisant est une agression et une souffrance
Le concept d’hypersensibilité est aujourd’hui en vogue, mais il mélange tout : sensibilité physique (aux stimulations sonores, visuelles, olfactives…), sensibilité psychologique (des émotions exacerbées en réponse aux remarques ou aux situations stressantes), voire sensibilité sociale et politique (une détresse irritée face à ce qui ne correspond pas à nos opinions et à nos jugements moraux). Pour qui se dit hypersensible, tout stimulus intense, inhabituel ou déplaisant est une agression et une souffrance. Trop dure, la vie ! Le grand sensible de notre littérature, Rousseau, nous en avertissait déjà dans La Nouvelle Héloïse : « Ô Julie ! que c’est un fatal présent du ciel qu’une âme sensible ! Celui qui l’a reçue doit s’attendre à n’avoir que peine et douleur sur la terre. »
Pour autant, la validité scientifique d’une telle hypersensibilité globale est faible. Les seuls travaux convaincants, et déjà anciens, portent sur le « neuroticisme », un ensemble de traits de personnalité associant labilité émotionnelle et sensibilité au stress. Le neuroticisme est ainsi une hypersensibilité négative et autocentrée. Négative, car elle ne s’accompagne pas forcément d’une sensibilité accrue permettant d’être mieux touché que ses semblables par les aspects favorables du quotidien. Autocentrée, car elle n’est pas toujours associée à un surcroît d’empathie pour les autres.
Nos sociétés valorisent davantage les individus et l’expression de leurs besoins
Alors comment expliquer la popularité contemporaine de l’hypersensibilité ? Nos corps et nos esprits n’ont pas changé, et nos ancêtres étaient sans doute aussi sensibles que nous. Mais nos sociétés valorisent davantage les individus et l’expression de leurs besoins : ne pas être agressé, blessé, offensé, dérangé… Cette évolution est-elle une bonne ou une mauvaise chose ?
Parmi ses bons côtés, il y a l’idée que tenir compte des fragilités de chacun est un progrès, voire un marqueur de civilisation. Le conte d’Andersen La Princesse au petit pois fait ainsi de l’hypersensibilité de la princesse (qu’un seul petit pois caché sous vingt matelas empêche de bien dormir) un signe infaillible de sa distinction aristocratique. Parmi les critiques : le fait que les déclarations d’hypersensibilité tendent à s’exprimer non plus seulement comme des besoins (le célèbre « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes », de l’écrivain Henri Calet), mais comme des droits (nous serions devenus une société de sensibles tyranniques, dans ce que certains nomment la dictature des ressentis : « Si vous me secouez, je vous fais un procès »).
Le souci, avec les hyperboles, les préfixes hyper- et sur- – qu’il s’agisse d’hypersensibles ou de surdoués –, c’est qu’ils semblent conduire à une amplification du narcissisme contemporain : si notre hypersensibilité alléguée est prétexte à nous centrer encore plus sur nous-mêmes, pour réclamer plus encore de droits et d’égards, alors quel intérêt ? Que nous apporte une mise en avant excessive d’une sensibilité égoïste et nombriliste ? Être humain, c’est être sensible ; mais cette sensibilité n’est un bien, personnel et collectif, que si elle est façonnée de manière adéquate, et ce dans trois directions.
Cultivons notre sensibilité dans un sens altruiste
D’abord, en n’oubliant pas de cultiver notre sensibilité dans un sens altruiste, ce qu’évoquait Rousseau dans son autoportrait, Rousseau juge de Jean-Jacques : « Il y a une autre sensibilité que j’appelle active et morale qui n’est autre chose que la faculté d’attacher nos affections à des êtres qui nous sont étrangers. » Cette sensibilité à autrui, c’est l’empathie, ou mieux, la compassion (c’est-à-dire l’empathie accompagnée du désir d’aider).
Ensuite, en la cultivant dans un esprit d’ouverture au monde, à travers la pratique de la méditation de pleine conscience et de la psychologie positive, qui nous apprennent à nous rendre disponibles, et donc sensibles, aux belles et bonnes choses de la vie : un ciel bleu, un chant d’oiseau, un rire d’enfant…
Nous avons, enfin, à être économes de notre sensibilité, sans tapage ni affichage, comme le montre Diderot dans son roman Jacques le Fataliste : « – Jacques, vous êtes un barbare, vous avez un cœur de bronze. – Non, Monsieur, non, j’ai de la sensibilité : mais je la réserve pour une meilleure occasion. Les dissipateurs de cette richesse en ont tant prodigué lorsqu’il en fallait être économe, qu’ils ne s’en trouvent plus quand il faudrait en être prodigue... » Hypersensible ou sensible à bon escient ? Le Jacques de Diderot a fait son choix. À nous de faire le nôtre…
« Les émotions, elles aussi, sont mortelles ! »
Hervé Mazurel
L’historien Hervé Mazurel nous montre, bien que cela puisse paraître contre-intuitif, comment nos perceptions et l’expression de nos émotions sont en grande partie modelées par les sociétés dans lesquelles nous vivons.
[Cent sens]
Robert Solé
Je suis sensible au bruit et à la lumière vive. Au parfum de la rose et à l’odeur de moisi...
La jeunesse, une génération fragile ?
Anne Muxel
Selon la sociologue et politiste Anne Muxel, la jeunesse actuelle, marquée par le Covid, se caractérise surtout par ses capacités d’adaptation. Si la tentation autoritaire et le rejet de la sensibilité séduisent une fraction grandissante des moins de 35 ans, en particulier du côté des hommes, les…