L’empathie, cette capacité à nous identifier à l’autre dans ce qu’il vit, à travers ses émotions, ses sentiments mais aussi ses expériences, revêt un caractère résolument politique. Pourquoi ? Lorsqu’on éprouve une souffrance, des circuits cérébraux associés à la détection et aux traitements de la douleur s’activent. Or, observer une personne souffrir active ces mêmes circuits chez l’individu, d’une façon atténuée. Ce que nous vivons, en somme, est donc aussi lié à ce que vivent les autres. C’est ce que l’on appelle la « cognition incarnée » : ce que comprend mon cerveau ne s’arrête pas à ce que je vis directement. Nous faisons aussi l’expérience du monde comme en « seconde main ».

La sélectivité de l’empathie est avant tout physiologique


Mais l’empathie est sélective, intrinsèquement biaisée, peu fiable. En effet, qu’est-ce qui m’amène à voir l’autre comme un semblable et, ainsi, à éprouver de l’empathie à son égard ou, au contraire, à être indifférent, voire hostile ? La sélectivité de l’empathie est avant tout physiologique : nous n’avons pas assez d’attention et de mémoire de travail pour appréhender toute la complexité du monde. Des études montrent par exemple que si je suis occupé par un exercice de calcul mental, je n’éprouve pas d’empathie pour un bébé qui pleure. C’est une question de disponibilité mentale. Mais, alors, à qui accordons-nous notre attention ? À ceux qui se trouvent « devant nous », c’est-à-dire à nos proches, à ceux qui sont très représentés dans notre univers médiatique et culturel, à ceux que nous voyons ou entendons fréquemment ou que nous savons disponibles ou à ceux qui nous sont attrayants. La proximité culturelle, physique ou de vécu influe largement sur notre capacité à éprouver de l’empathie. Une étude menée par le professeur américain en science politique William C. Adams sur les réactions américaines aux catastrophes naturelles dans les années 1970 et 1980 a révélé que leur couverture médiatique était directement liée à l’intérêt des citoyens américains pour les pays touchés : un tremblement de terre ayant fait 1 000 victimes en Italie avait suscité une couverture médiatique trois fois supérieure à celle d’un séisme ayant tué 4 000 personnes au Guatemala. Prenons un autre exemple : les discours médiatiques autour des réfugiés ukrainiens, depuis février 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, se sont révélés très différents de ceux relatifs aux personnes venant d’autres territoires en guerre comme le Yémen, la Libye, la Syrie, la Palestine… Ces exemples démontrent, à mon sens, qu’il existe des biais dans notre capacité à éprouver de l’empathie. Le déclenchement de l’empathie repose également sur l’imprévisibilité : ce qui attire notre attention, c’est ce qui sort de l’ordinaire, ce qui n’est pas familier. La souffrance, lorsqu’elle est prévisible, ne nous surprend plus et rend plus difficile le processus d’empathie. On peut penser aux récents feux qui ont ravagé la Californie : au-delà de l’horreur des images des flammes dévastant tout, nous ne nous attendions pas à voir des personnes privilégiées perdre leur maison. Des glissements de terrain faisant plusieurs centaines de morts dans le sud de l’Inde – territoire par ailleurs grandement touché par le dérèglement climatique – n’ont pas suscité autant d’émoi.

Nous n’avons pas assez d’attention et de mémoire de travail pour appréhender toute la complexité du monde


Ces critères ne semblent toutefois pas suffire à expliquer le manque d’empathie à l’égard de certaines personnes. Le fait est que nous en éprouvons moins pour les individus que nous considérons comme inférieurs, menaçants, hostiles, ou dont nous déplorons le manque de sensibilité… Nous leur accordons moins de valeur. Cela relève, il me semble, d’une forme de hiérarchie sociale et ethno-raciale. Hiérarchie mise en avant dans des discours politico-médiatiques objectifiant l’autre, parfois jusqu’à la déshumanisation. Or, comment éprouver de l’empathie pour quelqu’un dont on ne reconnaît pas l’humanité ? Lorsque les Juifs étaient décrits comme des rongeurs par les nazis ou que, pendant la guerre d’Algérie, les Algériens étaient traités de « loups » ou de « coyotes », cela contribuait à les dépouiller de leur humanité et à les rendre menaçants.

De plus, pour pouvoir s’identifier à l’autre, éprouver en miroir ce qu’il ressent ou vit, il faut que cela fasse écho à ce que l’on connaît déjà. Nous interprétons toujours l’autre par rapport à notre propre personne. En cela, le regard empathique est, dans une certaine mesure, nombriliste. On pense comprendre l’autre, mais à travers ce que l’on connaît, sans forcément accueillir l’autre dans sa singularité, sa dissonance.

Deux conditions doivent être réunies pour en faire une « boussole morale » : elle doit être universelle et suivie d’actions


Dès lors, faut-il fonder nos sociétés sur l’empathie ? Deux conditions doivent être réunies pour en faire une « boussole morale » : elle doit être universelle et suivie d’actions, permettre de se décentrer de soi et de se mettre au service de l’autre. Mais, nous l’avons vu, il est difficile de se fier à notre empathie, qui est biaisée affectivement. Si nous ne sommes pas critiques de ce que nous percevons du monde, nous ne pouvons pas le voir tel qu’il est réellement. Est-ce pour autant un travail individuel ? Doit-on chacun et chacune interroger nos perceptions ? Je ne crois pas en cette responsabilisation de l’individu seul. Continuons à ressentir ce que nous ressentons, mais ne nous y fions pas pour construire un projet politique. Seule une société dans laquelle nous serions conscients des discriminations (le racisme, le sexisme, le validisme, la transphobie…) peut mener à une véritable compréhension de l’autre et, ainsi, à une réelle empathie. Hannah Arendt appelait à « rendre visite à l’autre », à sortir de soi pour rencontrer l’autre dans son altérité, dans sa différence. En effet, chercher chez l’autre ce qui nous ressemble, ce n’est pas faire sa rencontre. 

 

Conversation avec MARIE COGORDAN & EMMA FLACARD

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