Sommes-nous devenus étrangers à nous-mêmes ? Sommes-nous devenus des « mêmes » ? Le clonage opéré par les réseaux sociaux et la machine infernale que sont les algorithmes proposent un modèle de société où ce qui pourrait apparaître comme étrange, différent, est rejeté. La bulle algorithmique comme métaphore d’un monde où l’on ne côtoie que des miroirs dans lesquels on peut se réfléchir sans penser la différence.

Internet est un média en images, et les réseaux sociaux nous offrent avant tout des représentations d’un monde idéalisé qui, de manière sournoise, répandent un idéal tyrannique qui nous renvoie à notre impuissance. Ceux-ci nous font en effet nous sentir en inadéquation dès lors que nous sortons de la ligne rouge en raison de nos particularités. Nous voulons tous être un autre semblable mais, finalement, nous restons un même. À l’inverse, les forums que l’on trouve sur Internet fonctionnent autrement, car c’est dans l’expérience commune, comme le montre le succès des forums de femmes atteintes du cancer du sein, que la parole de l’autre semblable permet de se soutenir au sein d’une communauté de pairs. Face à ce constat amer, il y a des îlots de résistance. C’est d’ailleurs à travers les « mèmes » qu’Internet peut rire de lui-même. La définition que donne de ce terme le Larousse est : « Concept (texte, image, vidéo) massivement repris, décliné et détourné sur Internet de manière souvent parodique, qui se répand très vite, créant ainsi le buzz. » Il nous reste donc la parodie ou l’auto-ironie comme pied de nez à ces contenus qui nous prennent de haut. Le second degré devient une arme de résistance créative face à la négation de l’étranger dans sa différence exposée.

C’est dans la confrontation avec des idées divergentes que nous pouvons commencer à douter

Internet, avec l’arrivée massive des réseaux sociaux comme Facebook et son petit frère Instagram, a distillé dans nos sociétés mondialisées un design émotionnel dont la particularité est de nous harmoniser afin d’éviter toute forme de conflit susceptible de provoquer une confrontation. La confrontation est pourtant le fondement de toute démocratie. L’exemple le plus flagrant est que face aux propos haineux en ligne, le groupe Facebook a pris la décision de nous proposer comme « amis » des personnes dont le profil politique, religieux, de race, voire de genre, correspond au nôtre afin d’éviter tout conflit. Pourtant, c’est dans la différence que l’on s’enrichit, c’est dans la confrontation avec des idées divergentes que nous pouvons commencer à douter. C’est dans la critique, et non l’opinion, que nous nous construisons. Il y a un « drôle » de parallèle avec la colonisation, dont la vocation était de « pacifier » les indigènes afin d’en faire des êtres en quête d’une identité qui ne reposait que sur un idéal. Celui d’une France, patrie de référence. L’idéal de l’assimilation jusqu’à en perdre son identité culturelle.

Nos nouveaux repères sont des faux-semblants qui correspondent à ce que nous pensons être la vérité de notre identité. Les injonctions ne correspondent plus à un surmoi clair et constitutif – « Range ta chambre » –, mais à un imaginaire rempli de belles images : « J’aimerais que tu ranges ta chambre. » Le conditionnel nous piège : si nous n’y obéissons pas, nous perdons notre considération et de l’amour.

Sur les réseaux sociaux, nous sommes piégés par une forme de toute-puissance

J’ai commencé ma carrière de psychologue dans un jardin d’enfants et pour illustrer mon propos, j’aimerais vous faire part de cette histoire. Un petit garçon de trois ans, possédant un vocabulaire d’une richesse impressionnante, se cognait pourtant dans les murs au point que j’ai souhaité convoquer ses parents. Tous les deux possédant un niveau socioculturel élevé, je leur demandai comment se passait à la maison l’exercice de l’autorité. Le père me répond que, ayant subi une éducation qu’il jugeait beaucoup trop rigide, il souhaitait « laisser le choix » à son fils. Le choix de son menu, de ses sorties et de ses heures de coucher. Enfant idéalisé, celui-ci avait donc comme seul cadre celui de sa toute-puissance infantile, au point de se cogner dans les murs. De tels parents n’osent pas faire preuve d’autorité par crainte de perdre l’amour que leur porte leur enfant.

Sur les réseaux sociaux, nous sommes, à l’image de ce garçon qui se cogne aux murs, piégés par une forme de toute-puissance similaire dont la matrice est Facebook. Mark Zuckerberg est lui-même un enfant suridéalisé par ses parents en raison d’une précocité dont le nom flatte : haut potentiel intellectuel. La question de l’empathie, ou plutôt de son absence, est le socle sur lequel reposent les fondements des réseaux sociaux regroupant plus d’un milliard d’individus. Est-ce que l’expérience de l’empathie naît dans une nécessaire souffrance qui nous permet de prendre conscience que l’autre existe ? Est-ce que cet autre familier est aussi un étranger ? N’est-ce pas dans la différence que nous pouvons nous rassembler ?

Ce nivellement par le haut, celui de notre haute estime de soi, est donc à l’origine d’un réseau qui se dit social alors que nous sommes devenus prisonniers d’un « jardin d’enfants » où chacun se heurte aux murs d’une quête de likes qui ne nous rassasient pas totalement. Cette quantification de l’amour est un monstre et nous sommes devenus des humains avides de valorisation, non pas pour ce que l’on crée, mais simplement pour ce que l’on montre. L’image n’a plus le statut d’une apparence, mais celui d’un enjeu existentiel.

Sommes-nous devenus étrangers à nous-mêmes du fait de ce changement de statut de l’image qui voit l’apparence l’emporter sur l’être, le réel de l’image sur sa dimension symbolique ?

Les ravages provoqués sont tels qu’ils atteignent jusqu’au dernier rempart de l’humain, à savoir son corps

Le communautarisme guette et chacun, dans l’individualisme d’une revendication affichée et postée, développe un narcissisme forcené en même temps qu’un sentiment de persécution. Nous ne pouvons nier que l’étranger réveille en nous des angoisses existentielles, des peurs archaïques, et nous incite à un repli sur nous-mêmes. Nous savons qu’il y a en nous de cette peur de l’autre, la peur de l’étranger en soi – ce que Sigmund Freud a nommé le sentiment d’inquiétante étrangeté. L’étranger devient ainsi le miroir déformant de ce que nous ne voulons pas voir en nous. Le racisme en est une des illustrations et nous comprenons mieux la difficulté de lutter contre ce penchant. Il s’agit d’un mécanisme de projection qui permet la survie et la protection de notre moi. Au-delà, l’étranger vient nous déposséder de notre « sol », mais la rencontre avec l’autre est inévitable. Toute société a l’obligation d’accueillir l’autre. Levinas place cette obligation au-delà de la loi, du droit positif. Il s’inspire du concept talmudique de noachide, c’est-à-dire des descendants de Noé, pour développer son approche de l’étranger. En ce sens, l’étranger est un membre de l’humanité et il est accueilli dans la société, quelles que soient ses croyances religieuses. « Le noachide, c’est l’être moral, indépendamment de ses croyances religieuses », écrit-il dans Les Imprévus de l’histoire.

Nous pouvons donc clamer que Mark Zuckerberg cherche à nous diviser non pour mieux régner, mais pour assouvir une ambition inquiétante : notre bien-être numérique. Un apaisement communautariste où chacun peut tranquillement détester l’autre, tout en étant protégé par un algorithme, telle une boucle qui se retourne sur elle-même. Les dommages collatéraux d’un réseau social comme Instagram sont de plus en plus inquiétants, surtout chez les jeunes générations. Ainsi, à un âge où l’image de soi est en pleine construction dans le regard de l’autre, l’adolescent qui se retrouve souvent étranger à lui-même, parce qu’il traverse une mutation aussi bien physique que psychique, va chercher des repères identificatoires qui peuvent servir de modèle. Avant l’avènement de ce que l’on nomme les influenceurs, ce repère souvent idéalisé était issu du monde de la musique, du cinéma, de la littérature. Cette richesse inventive proposait un modèle fictionnel et symbolique que l’on pouvait chercher à imiter, souvent par des postures, mais qui permettait une forme d’appropriation créative. Nous étions dans l’ère du jeu. Jouer à être comme, à faire semblant – une démarche qui était empreinte d’une forme de poésie narrative. Une sorte d’autofiction. Nous apprenions parfois par cœur les répliques de certains films où la révolte adolescente pouvait s’incarner. Cette rébellion qui passe aussi par une approche esthétique de la souffrance adolescente est nécessaire. Cette tendance a étrangement disparu avec l’apparition d’un nouveau type de programme au début des années 2000 : la téléréalité. Cette « bombe puante » a appauvri tous ces processus identificatoires, tout en donnant l’illusion que ce qui était présenté était vrai. Avec les réseaux sociaux, comme Instagram, les modèles identificatoires sont issus d’un clonage qui instille une illusion de proximité propre à piéger les adolescents dans les valeurs consuméristes que sont le plaisir, la réussite, la beauté, lesquelles ne font qu’activer le désir d’être comme et la culpabilité de ne pouvoir y arriver. Leurs pouvoirs d’influence sont tout droit issus d’une culture nord-californienne où le always smile (l’injonction au sourire permanent) ne permet pas de cultiver sa différence. Les ravages provoqués sont tels qu’ils atteignent jusqu’au dernier rempart de l’humain, à savoir son corps : à l’heure actuelle les 18-30 ans ont plus souvent recours à la médecine et à la chirurgie esthétique que les plus de 50 ans, selon une étude réalisée par Le Parisien en 2019. Se focaliser sur une partie de son corps en la considérant comme l’origine de son mal-être est une pathologie psychiatrique que l’on nomme dysmorphophobie. Nous assistons en quelque sorte à une dysmorphophobie sociétale : chaque partie du corps de la société qui ne correspond pas au modèle est rejetée comme étant étrangère à son corps. D’où un besoin de contrôle absolu sur soi et qui engendre une négation de soi. Or, nous savons à quel point nous ne sommes jamais totalement maîtres de nous-mêmes. Une forme d’étrangeté que le poète Rimbaud évoque en ces termes : « Je est un autre ». Notre personnalité, ou notre identité, est le fruit de multiples influences – une forme d’étrangeté interculturelle. 

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