Quatre-vingts ans après la publication de L’Étranger, anniversaire qui sera fêté du 30 septembre au 2 octobre lors de l’Estival Albert Camus de Lourmarin, nous avons voulu questionner ce mot-notion à jamais associé à l’œuvre de cet écrivain et à son roman emblématique paru en mai 1942. Dans ce texte aussi célèbre que dérangeant, l’auteur – aussi – de L’Homme révolté (une réponse à L’Étranger, selon l’anthropologue Michel Agier) fait de son héros-antihéros Meursault un archétype de l’indifférence, en apparence dénué de toute émotion, autant envers sa mère qu’il a enterrée « avec un cœur de criminel », que devant l’Arabe innommé sur une plage d’Alger cognée de soleil, qu’il a tué. « Le train de l’aliénation siffle toujours trois fois, écrit la philosophe Marylin Maeso dans son analyse des figures de l’étranger chez Camus : étranger vis-à-vis d’un univers sourd à ses questionnements, étranger vis-à-vis de lui-même, l’homme absurde ne peut qu’être officiellement déclaré étranger à la communauté des hommes. » Et d’ajouter : « On assassine Meursault comme on briserait un miroir : pour conjurer le risque vertigineux de finir par s’y reconnaître. »

Qui tenons-nous pour autres, avec la charge de peur et de menace trop souvent contenue dans cette altérité ?

Voilà posée la question : qui est, qui sont aujourd’hui les étrangers dans le miroir ? Qui tenons-nous pour autres, avec la charge de peur et de menace trop souvent contenue dans cette altérité ? Est-ce le réfugié, le migrant, l’ancien colonisé venu se venger des « pays de la peur », comme Tzvetan Todorov appelait l’Occident ? Est-ce aussi un autre nous-même, mais un nous-même dégradé, le sans-abri, le pauvre, l’invisible, celui qu’à l’image de l’étranger venu de loin, les esprits intolérants jugeront dangereux pour nos corps physiques et pour le corps social, dans une obsession hygiéniste de « sécurité immunitaire », mise en lumière par Michel Agier.

De ce point de vue, Marylin Maeso trouve dans L’Étranger de Camus les fondements très actuels de l’ostracisation. « L’exclusion de Meursault, écrit-elle, n’est que la partition originale dont toutes les idéologies discriminatoires sont autant de variations mortifères. Figer l’identité du groupe, l’indexer sur un modèle unique, contraignant et immuable, ne suffit pas à en garantir la pérennité […]. Rien ne vaut, pour ce faire, la fabrication d’une altérité effrayante, barbare aux portes de la ville ou infiltré jusque dans nos rangs (archétype au fondement du fantasme raciste et complotiste du “grand remplacement”), dont la seule présence justifie que le groupe se recroqueville sur lui-même. » Un processus d’auto-enfermement qui porte en lui le germe du rejet systématique de l’autre, du plus lointain au plus proche, dans une vision de l’homme (re)devenu un loup pour l’homme, son pire ennemi. 

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