Que vous inspire L’Étranger de Camus aujourd’hui ?

C’est l’ouvrage clé qui exprime le mal-être. La question de ne pas savoir ce qu’on fait dans la société, qui va jusqu’au détachement. À présent, nombreux sont ceux qui ne vivent plus que dans le monde virtuel. Ils se font et se ressentent étrangers au monde. Je suis fasciné de voir qu’en 1942 s’exprime déjà ce ressenti. C’est à mes yeux plus fort que l’existentialisme de Sartre, dans la mesure où L’Étranger est très incarné. Ce mal-être nous touche avec la crise environnementale, et la difficulté qu’ont notamment les jeunes à se reconnaître dans la manière dont les sociétés y répondent. Face à la crise générale, crise des droits, de la politique, des mobilités, ils ne se reconnaissent plus dans rien. Cette difficulté de se sentir dans le monde est très actuelle.

Comment qualifier l’étrangeté que nous montre Camus ?

C’est une étrangeté au monde mais aussi une étrangeté à soi. Son écriture me fait penser à La Disparition de Perec, ce livre entièrement écrit sans la lettre e. Dans L’Étranger, Camus s’attache à ce que jamais un mot ne traduise une émotion. Jamais de désir, jamais de plaisir, sauf quand Meursault va mourir et que surgit une angoisse de survie. Ce détachement est poussé au pathologique. À mon sens, Camus répond à Meursault dix ans plus tard avec L’Homme révolté qui plonge dans l’action en soulevant les questions : comment agir ? jusqu’où ? et jusqu’où la violence ? La révolte porte quelque chose qui dépasse celle ou celui qui l’exprime. Meursault lui ne se révolte jamais, sauf quand il est condamné. Il est étranger, indifférent au monde, et indifférent à un autre étranger qui est face à lui mais à ce point étranger qu’on peut le tuer. Cet indésirable qu’on peut tuer et qu’on ne pleurera pas, c’est l’Arabe.

C’est terrible de lire aujourd’hui ce roman dans lequel on ne voit jamais rien de l’Algérie, jamais les Algériens. L’Homme révolté, au contraire, est celui qui dit non et, en disant non, fait face, volte-face, et dépasse radicalement son mal-être et l’absurde de la condition humaine. La manière de cette révolte est aussi très actuelle.

Quelle est à présent la figure de l’étranger à nos yeux d’Occidentaux ?

On peut réduire l’étrangeté, au sens culturel, plus facilement aujourd’hui qu’autrefois. Tant d’images circulent, de photos, de visages. On a désormais l’habitude de voir des gens physiquement différents, d’entendre d’autres langues. L’étrangeté culturelle des années 1930 s’est beaucoup atténuée. On peut « liker » un Yanomami sur l’écran, on peut entrer en contact et échanger avec un Japonais, échanger des signes, des smileys. On peut ainsi créer des proximités qui semblent réduire l’étrangeté des autres.

« L’étranger est devenu celui qui me dérange et qui me fait peur »

Dans ce contexte, comment peut-il y avoir encore des étrangers perçus aussi radicalement comme autres ? L’étranger est devenu celui qui me dérange et qui me fait peur. Il faut donc comprendre tous les mécanismes de la peur et du dérangement.

Quels en sont les ressorts ? Tzvetan Todorov qualifiait les pays occidentaux de « pays de la peur ». Craindrait-on que les autres veuillent prendre une revanche ?

L’historien Jean Delumeau a fait l’inventaire des peurs anciennes du Moyen Âge, distinguant les peurs individuelles, spontanées, celles du plus grand nombre, et celles, « réfléchies », des « directeurs de conscience de la collectivité » – en ce temps-là, les hommes d’Église. Aujourd’hui, ce qui agit est la peur postcoloniale, la peur du ressentiment de l’autre. C’est la peur du dominant, comme durant l’apartheid : celui qui tient à l’écart le Noir en aura d’autant plus peur qu’il le tient plus violemment à l’écart. C’est la peur des représailles, la peur que l’ancien dominé se venge, qu’il nous envahisse, qu’il reprenne le territoire qu’on lui a pris. Il faudrait donc s’en protéger, le tenir à distance. Cette figure peut être individuelle ou sociétale et historique. Todorov, en effet, voyait dans les pays occidentaux les pays de la peur.

« L’Europe fait peut-être l’erreur de passer à côté de l’histoire, les Africains nous disant : "On vous laisse à votre vieillissement et à vos fantasmes" »

Avec la recomposition du monde dans l’après-guerre froide, avec la multipolarité des relations internationales, s’est posée la question de l’égalité de toutes les parties du monde entre elles. Le monde occidental doit descendre de son piédestal ou se provincialiser, comme l’a écrit l’historien indien Dipesh Chakrabarty. Mais la peur de l’envahissement n’est pas fondée sur le réel. Les Africains qui quittent leur continent vont de plus en plus aux États-Unis, en Amérique latine, dans les pays du Golfe, voire en Asie. L’Europe fait peut-être l’erreur de passer à côté de l’histoire, les Africains nous disant : « On vous laisse à votre vieillissement et à vos fantasmes. » Dans cette attitude européenne, il y a une reproduction de l’angoisse de l’état de siège : comme on occupe le monde en dominant, on pense que ceux qu’on domine vont se venger.

Vous parlez du fantasme de la vie nue : dans un contexte où nous sommes moins sécurisés par l’État, par les institutions ou le droit, l’exposition de nos corps aux dangers, en particulier épidémiques, alimenterait notre peur de l’autre ?

Ce qui s’est révélé avec la pandémie est un fantasme sécuritaire qui se confond avec une angoisse immunitaire. L’État nous protège en nous disant : enfermez-vous chez vous. Je ne discute pas de la justification du confinement, mais la superposition de la sécurité et de l’immunité fait que tout rapport à l’autre devient problématique, pas seulement l’autre sur le plan racial, ou postcolonial.

« Ce rapport entre immunité et sécurité a renforcé l’imaginaire de biologisation et de naturalisation de l’indésirabilité »

Cet hygiénisme fait monter le niveau d’angoisse qu’on éprouve face aux pauvres et aux migrants. On entend souvent à leur propos : « Ils sont sales. » Cette angoisse de la transmission des microbes par le toucher, qui est ancienne, est maintenant associée à l’individualisation complète de la question de la sécurité. Quand on se sent tout seul, que plus rien ne semble nous protéger, que le corps peut être touché, alors monte la double angoisse sécuritaire et immunitaire qui crée une demande d’étanchéité du territoire national imaginé comme un corps, le corps-territoire de la nation.

La guerre en Ukraine a-t-elle fait émerger la notion de réfugiés désirables ou pas ?

On a pu penser dans un premier temps que les Ukrainiens faisaient figure de réfugiés parfaits. Mais la formule « Ils nous ressemblent » va plus loin, par ce qu’elle crée comme liens avec un idéal racial blanc européen, et par ce que cela défait comme liens avec ceux qui ne nous ressemblent pas, associés à des « étrangers indésirables ». Apparaît un substrat racial implicite, une infrapensée raciste. Le diptyque sécurité-immunité ne s’adresse pas à tout le monde de la même façon. Il s’adresse à des populations qui correspondent à ces « races errantes qui viennent de dehors », comme on appelait les indésirables à la fin du xixe siècle – une expression qui, dans notre histoire postcoloniale, vise principalement les Noirs et les Maghrébins.

Vous évoquez votre inquiétude devant « un dérèglement anthropologique du monde », où l’indésirable a remplacé l’étranger. Que voulez-vous dire ?

Il y a à la fois ce mouvement de globalisation culturelle, par lequel on peut se sentir proche de tout étranger, et cette politisation de l’individualisme, du repli, l’augmentation des peurs, le désengagement de l’État, qui ont pour conséquence qu’on se sent moins protégé. Beaucoup de peurs se manifestent. Les peurs sociales, bien sûr, avec des inquiétudes relatives à l’intégration, aux conditions de vie, à la reconnaissance. Les peurs cosmiques reviennent – la peur devant l’état de la planète, de l’atmosphère, et la vulnérabilité humaine devant ces phénomènes gigantesques. Ces peurs, qui entretiennent une inquiétude permanente, sont attisées par les médias qui nous présentent sans cesse les catastrophes survenant dans le monde.

Tout cela s’ajoute à la peur existentielle qui renvoie à l’immunité, au corps nu, à la peur de mourir, à la peur de la violence sur le corps. Cette peur-là, qui touche chacun de nous, est la plus immédiate devant un danger, mais elle n’est pas séparable des politiques de la peur, qui agissent sur le mode de l’urgence, de l’exception, comme si elles avaient besoin de désigner un danger extérieur pour agir.

Le philosophe Alain Brossat évoque la phobie même du toucher. La pandémie a-t-elle « produit » de l’étranger chez ceux qui ne nous le sont pas, c’est-à-dire nos proches ?

Oui. Dans cette situation-là, nos proches eux-mêmes sont devenus des indésirables, mais sans être des étrangers. Réciproquement, on peut dire qu’il y a désormais moins des étrangers que des indésirables. D’un côté, la globalisation culturelle fait qu’on peut tous se voir, se traduire et échanger ; d’un autre côté on « produit » de l’étranger sous une forme radicale : l’indésirable.

Le confinement a-t-il laissé des traces dans nos sociétés ?

Oui, parce que ce rapport entre immunité et sécurité a renforcé l’imaginaire de biologisation et de naturalisation de l’indésirabilité. Le long épisode de la pandémie a surtout accentué ce qui existait déjà. Pourquoi cherche-t-on à réinventer toutes sortes de communautés, à construire des réseaux ? Parce que nous sommes dans l’aboutissement d’une histoire dans laquelle on a perdu ces liens communautaires qui nous donnaient un sentiment de protection. En même temps, la dérégulation générale du capitalisme d’aujourd’hui fait qu’on perd le sentiment d’une protection par l’État.

Depuis les années 2000, les politiques n’arrêtent pas d’« administrer la peur », selon l’expression de Paul Virilio. On prend des mesures de sécurité pour rassurer les gens. Face aux pertes de repères sociétaux, on met des protections autour des individus, en termes de sécurité, de séparation des uns et des autres, de mise à distance de certains étrangers. Réunir des « conseils de défense » ou fermer les frontières nationales en temps de pandémie, annoncer par anticipation que le gouvernement protégera le pays de l’invasion supposée d’Afghans clandestins en Europe au moment de la prise du pouvoir par les talibans à Kaboul, tout cela est censé « rassurer » en désignant comme ennemi ce qui vient du dehors, et en particulier l’étranger.

Comment cerner la figure du migrant ? Il est indésirable, invisible, précaire, enfermé dans sa solitude, victime d’une véritable disparition ?

Il y a deux disparitions. Hannah Arendt parlait de la mort sociale et de la mort physique. On a la mort physique pour ceux qui ne réussissent pas à passer la Méditerranée, et la mort sociale pour ceux qui la passent mais ne peuvent s’intégrer et se découvrent littéralement indésirables. Il y a les campements, le labyrinthe administratif dont ils ne sortent jamais avant d’être expulsés. Ils sont celles et ceux qu’on ne veut pas voir. Il y a un refus de toute altérité, l’étranger devenant l’intrus. La formule consacrée est : « Il n’y a pas de place pour vous. » Dans ce dispositif, il faut circuler, évacuer. Le migrant n’existe pas. Dans un espace où il n’a pas de place, il est la figure dure de l’alien, de l’étranger absolu.

D’autres figures existent : celui qui dort dans la rue, le sans-abri. Elles incarnent toutes l’indésirabilité urbaine. Derrière les politiques de gentrification, il y a l’idée qu’on nettoie, qu’on pratique le « nettoyage social » – une expression utilisée en Colombie dans les années 1980 : on évacuait les encombrants humains qui traînaient dans la rue. Ce dérangement de l’ordre urbain rejoint l’indésirabilité politique du hors-la-loi, où l’on retrouve la figure ancienne des « races errantes ». 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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