C’est une pure expression de peur, d’effroi et d’amour. Un homme, le cou enfoncé entre les épaules, serre contre sa tête celle d’une toute jeune fille, dans la pénombre de la nuit, une main sur sa joue. Au-dessus de grands yeux, le front est plissé, parcouru des rides de celui qui s’inquiète et qui souffre. Son regard à elle est à peine visible. Ils ont l’un et l’autre la bouche entrouverte. Le journal au-dessus d’eux porte un titre comme un phylactère : « Tempête sur l’Europe ». Nous sommes en 1941 et la situation des Juifs, dont font partie Felix Nussbaum qui s’autoportraiture ici et sa nièce Marianne, n’est même pas à décrire. On le sait : ils sont ontologiquement considérés comme des parasites nocifs pour la culture aryenne.

Ce qui est absolument incroyable, rare et tragique, c’est que ce sentiment d’être radicalement l’étranger, ce sentiment d’être l’autre irrécupérable, n’a pas eu si souvent l’occasion d’être peint, et si éloquemment peint, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Quand, en artiste de génie, il réalise ce tableau, lui-même et sa famille ont été harcelés, chassés, forcés à l’exil – et tant pis si son père, vétéran vaillant et patriotique de la Première Guerre mondiale était fidèle à l’armée allemande. Nussbaum a souffert de son internement dans le camp de Saint-Cyprien dans le sud de la France. Il vit désormais clandestinement à Bruxelles avec sa femme Felka Platek (artiste aussi, d’origine juive polonaise), sans titre de séjour, sous une menace constante. Il arrive tout de même à créer, dans une urgence et une situation de danger absolu.

Rares sont les effigies aussi puissantes d’un amour familial dans l’histoire de la peinture

Nussbaum avait figuré sur les listes infamantes de l’« art dégénéré ». Les nazis haïssaient ses origines ainsi que son esthétique ambiguë, où l’on retrouve une extrême précision naturaliste (celle de la Nouvelle Objectivité allemande), quelque chose comme une « inquiétante étrangeté » et une sorte d’hallucination anxieuse. Que montre-t-il ici ? Qui est cette jeune fille ? C’est Marianne, la fille de son frère Justus. Elle vit alors à Amsterdam, à 200 kilomètres de distance, et non en Belgique, mais il scelle symboliquement leur affection de sang avec la représentation de cette étreinte. Dans l’obscurité fragile d’un atelier de fortune, il célèbre la réunion par-delà l’espace de deux apatrides, étrangers à tous, à tout, mais pas l’un pour l’autre. Rares sont les effigies aussi puissantes d’un amour familial dans l’histoire de la peinture.

Nussbaum survit autant qu’il peut pendant la guerre. Cependant, irrémédiablement, de dénonciation en persécution, la terreur et la mort les rattrapent, lui et ceux qu’il aime. Ses parents, qu’il adorait, sont déportés en février 1944 à Auschwitz. Il le sera aussi, avec Felka, pendant l’été et y sera assassiné, sans que l’on connaisse la date précise de sa mort, alors que la guerre touche à sa fin. Et puis, il y a la petite Marianne, l’autre personnage de ce tableau. Justus, père de l’enfant et frère de Felix, succombe le 12 juillet 1944. Quant à elle, les nazis la tuent, avec sa mère, quelques semaines plus tard, le 6 septembre, à l’âge de 9 ans.

Felix Nussbaum écrivait : « Si je meurs, ne laissez pas mes peintures me suivre, mais montrez-les aux hommes ! » Ainsi soit-il. 

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