À l’aube du XXIe siècle, la démocratie est à la fois triomphante et incertaine. L’évidence désormais universellement revendiquée de ses principes s’accompagne en effet d’une perplexité croissante sur sa nature et sur les formes de son accomplissement. Sous toutes les latitudes se multiplient ainsi les interrogations à l’heure où la globalisation brouille son territoire même. Une contradiction essentielle semble désormais la traverser. D’un côté, les hommes et les femmes aspirent à prendre toujours plus directement en main leur existence et font pour cela de la constitution d’une société civile forte et autonome la condition de leur émancipation. De l’autre, ils expriment une demande accrue de politique pour renforcer leur capacité à maîtriser un destin partagé. Aspiration, d’un côté, à davantage de pluralisme et de décentralisation, à l’extension des contre-pouvoirs et à un contrôle des institutions démultiplié au plus près des réalités. Recherche, de l’autre, d’un lieu central dans lequel puisse s’exprimer et prendre forme une volonté commune efficace, conjurant le péril d’une « gouvernance sans gouvernement ». C’est de là que procèdent aujourd’hui de multiples conflits portant sur la légitimité et la représentativité respectives des institutions publiques et politiques et de la société civile.

 

 Ces tensions sont exacerbées avec les transformations récentes de la scène internationale. Mais elles n’ont en elles-mêmes rien d’inédit. Elles ont sous-tendu en permanence l’histoire contemporaine. L’écart d’une démocratie « civile » à une démocratie « politique » n’a pas cessé de se manifester depuis deux siècles. Parallèlement, la définition de l’intérêt général est toujours restée soumise à controverse, oscillant entre la perspective d’un simple mode de composition des intérêts particuliers et la vision d’une généralité qui les transcenderait. L’histoire de France ne fait pas exception. Elle a même pour trait distinctif d’avoir exprimé dans toute leur radicalité ces tensions fondatrices. L’affrontement du particulier et du général, de la société civile et de l’État, y a été particulièrement aigu. D’où son caractère d’observatoire privilégié. 

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La France s’est longtemps singularisée dans le rôle prééminent accordé à la puissance publique dans l’organisation de la vie collective. Mais ce rôle a souvent été présenté de façon réductrice, comme en témoigne exemplairement la présentation tocquevillienne d’un État omnipotent régissant sans encombre une société civile atomisée, inorganisée et asservie. L’Ancien régime et la Révolution a gravé dans le marbre du sens commun les expressions canoniques de cette vulgate. On a, depuis, mille fois stigmatisé un pouvoir central « parvenu à détruire tous les pouvoirs intermédiaires », apparaissant « comme le seul ressort de la machine sociale, l’agent unique et nécessaire de la vie publique », ayant fait en sorte « qu’entre lui et les particuliers, il n’existe plus rien qu’un espace immense et vide ». La référence à une « tradition jacobine » s’est plus tard imposée dans le langage courant pour résumer ce vieux travers français. Le « jacobinisme » ou le démon de la centralisation : le constat a été décliné dans toutes les langues ; celles des essais, des sommes universitaires ou des pamphlets, mais aussi des programmes électoraux comme des propos de tribune. Il y a bien des faits qui donnent force et consistance à cette analyse. Il est ainsi aisé de dresser la liste des institutions et des lois, des comportements administratifs et des discours politiques qui autorisent à revêtir les habits du procureur. Mais on ne peut en rester là. Il y a en effet une autre histoire qu’il convient de prendre en compte pour compléter le tableau : celle des fortes résistances à ce même « jacobinisme ». Car ce modèle n’a pas cessé d’être massivement dénoncé ou critiqué en même temps qu’il était généralement décrit comme dominant. Du même coup, il n’est pas resté figé dans sa forme native et s’est largement amendé. Il a, par exemple, dû faire place à une vie propre de syndicats ou d’associations dont il avait d’abord récusé l’utilité et la légitimité. Il faut tenir compte de cette tension essentielle pour apprécier pleinement la réalité hexagonale.

Mon objectif est de tenir les deux bouts de la chaîne pour proposer une nouvelle lecture d’ensemble de ce que l’on a pu appeler le « modèle français ». Le problème est en effet que deux types d’histoire se sont depuis longtemps opposés et ignorés, dessinant deux France fort différentes. 

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L’histoire de France est celle d’une attraction et d’une résistance qui, ensemble, ont fait système. Elle est justement pour cela histoire vivante, alors que la vulgate tocquevillienne présuppose une France immobile, sans histoire, corsetée dans la radicalité de ses principes fondateurs. Qu’on comprenne bien l’objectif. Il ne s’agit pas de nier la puissance de la culture politique illibérale en France ; mais il convient de la resituer dans le cadre dynamique des épreuves et des contrariétés auxquelles elle n’a cessé d’être confrontée.

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