La nomination de ministres issus de la société civile dans le gouvernement dirigé par Édouard Philippe est probablement l’une des mesures qui a recueilli le plus large assentiment dans l’opinion depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Pratique ancienne dans la République, si l’on pense à l’entrée d’Irène Joliot-Curie, Prix Nobel de Chimie, dans le gouvernement de Léon Blum en 1936, elle connaît aujourd’hui un point d’orgue alors que les divers scandales éclaboussant des personnalités politiques de tous bords paraissent légitimer encore davantage cette démarche. 

L’émergence de personnalités de la société civile correspond à une triple demande, récurrente, de l’opinion publique. Que l’exercice de responsabilités politiques ne soit pas réservé à une caste qui passe sa vie sous les ors de la République et se trouve ainsi inéluctablement confrontée à l’effet corrupteur d’un pouvoir dont elle finit par oublier qu’elle n’est que le dépositaire temporaire. Que le « gouvernement des meilleurs », fantasme démocratique du moment, permette aux représentants illustres d’un secteur donné de prendre les décisions nécessaires à sa réforme, plutôt que de confier les rênes à des politiciens généralistes qui passent d’un ministère à un autre sans en comprendre les enjeux. Enfin, que la politique cesse d’être une activité professionnelle, car la démocratie, « compétence des incompétents » pour reprendre l’expression de Jacques Rancière, doit permettre à tous les citoyens, sans distinction de classe, d’origine, ni même de capacité, de prétendre à l’exercice des responsabilités publiques au nom du peuple souverain. 

La critique d’une oligarchie coupée du réel témoigne d’une volonté profonde de changement d’ère. Elle nourrit depuis des décennies la distance, voire le dégoût des citoyens à l’égard de la politique. Qu’il soit nécessaire de faire de la politique une activité professionnelle pour un temps limité ne fait pas de doute : c’est la longévité des carrières qui choque. La suppression du cumul des mandats, la loi prochaine sur la moralisation de la vie politique et le renouvellement des candidats répondent à une aspiration partagée par bien des citoyens, même si la limitation des mandats dans le temps serait seule à même de répondre à cette exigence. Avec 37 % des députés de l’actuelle Assemblée nationale qui ne se représentent pas aux prochaines élections législatives, ce renouvellement devrait être mécaniquement assuré et garantir une chambre dont le turnover n’a qu’un précédent dans l’histoire de la Ve République : 1958. 

La nomination de ministres réputés pour leur compétence dans un domaine de la société civile – un médecin à la santé, une éditrice à la culture, un enseignant-chercheur à l’enseignement supérieur – est plus discutable. Elle sous-tend une conception technicienne de la politique, qui réduirait la pratique du pouvoir à un choix entre bonnes et mauvaises décisions selon des critères de compétence et de savoir. Or, la politique consiste avant tout en une gestion des rapports de force. Rien n’indique à ce titre qu’un ministre issu du secteur dont il a la charge puisse plus adéquatement en régler les conflits internes, étant lui-même à la fois juge et partie. L’histoire de la Ve République est pleine de ces greffes qui n’ont pas pris entre des acteurs du secteur privé désarmés, voire exaspérés par les lenteurs de l’administration et, de ce fait, incapables d’imposer des réformes, alors même que leur maîtrise des enjeux n’était pas en cause – on pense notamment aux nominations des entrepreneurs Francis Mer ou Thierry Breton au ministère de l’Économie.

L’espérance d’une vie politique non professionnalisée est indéniablement l’idée la plus en vogue, et la plus difficile à mettre en œuvre. Le livre de Julien Boelaert, Sébastien Michon et Étienne Ollion, Métier : député, Enquête sur la professionnalisation de la politique en France (Raisons d’agir, 2017), vient opportunément rappeller que « politicien de métier » est une insulte depuis le XIXe siècle : corollaire de l’élargissement du suffrage universel, l’expression désigne celui ou celle dont le seul horizon serait de réaliser des coups tordus pour gagner une élection, l’incarnation donc d’une machine politique médiocre et malhonnête car « intéressée », c’est-à-dire indifférente à l’exercice de l’intérêt général. 

Pour légitime qu’elle soit, cette critique passe sous silence plusieurs contraintes nouvelles de l’activité politique. La première est liée à l’incroyable complexification des enjeux ; aujourd’hui, leur technicité demande un apprentissage qui se double d’une familiarité avec l’exercice de l’État, lequel ne s’apprend pas en un jour. La seconde tient à la nécessité de maîtriser la communication publique dans un univers politique dominé par les médias : les erreurs fatales des novices en politique sont souvent le fait du décalage existant entre leur « parler vrai » et les attentes de l’opinion vis-à-vis de ses représentants en matière d’expression publique. C’est là la troisième contrainte et l’enjeu le plus épineux pour ceux qui récusent à la politique sa dimension professionnelle : les exigences de l’opinion envers ces nouveaux venus ne sont pas moins grandes qu’à l’égard des politiques professionnels. Pour toutes ces raisons, on peut penser que la nomination de membres de la société civile au gouvernement est susceptible d’avoir un effet inverse à celui espéré. Nommer des ministres sans poids ni expérience politiques pourrait conduire au renforcement de la sphère techno-administrative, et donc de l’État. Sous couvert d’ouverture, les ministres venus de la société civile sont susceptibles de se voir réduits à faire de la figuration, tandis que les directeurs de cabinet ou directeurs d’administration centrale puissants qu’on leur a adjoints se trouvent à même de s’imposer comme les véritables maîtres de leurs ministères. Les nouveaux ministres feraient donc bien de méditer ce cruel adage du cardinal Mazarin : « Ne va pas t’imaginer que ce sont tes qualités personnelles ou ton talent qui te feront octroyer une charge. Si tu penses qu’elle te reviendra pour la seule raison que tu es le plus compétent, tu n’es qu’un benêt. »

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