La société civile est semblable au camembert. Ce n’est qu’une appellation. De probes artisans peuvent s’en réclamer. Des arrivistes cupides peuvent profiter de sa réputation. La qualification « société civile » place le citoyen dans la même situation que le consommateur devant la pâte molle normande. Le premier est porté à croire que quiconque n’est pas membre d’un parti politique peut se prévaloir de l’étiquette, étiquette dont le second ignore qu’elle peut recouvrir un fromage non conforme au décret no 2008-984 du 18 septembre 2008, qui définit le camembert dit « camembert de Normandie » comme celui – et celui-là seul – que protège une AOC. C’est d’ailleurs la supériorité du camembert sur la société civile, pour laquelle il n’existe aucune AOC, car la définition qu’en donnent certaines instances nationales ou internationales n’a pas la force contraignante du décret cité plus haut, qui entre dans d’impressionnants détails sur la race des vaches dont le lait fut utilisé, la nature des prairies où elles pacagèrent, et la surface d’herbe dont chacune put disposer (0,33 hectare). 

Plus les corps intermédiaires sont débiles, plus le label « société civile » séduit et fait illusion. Or, dans quelle société industrielle les syndicats sont-ils plus anémiés, plus insuffisants, plus pétrifiés que dans la nôtre ? Et les partis politiques plus vermoulus, plus recrus de disputes intestines et de rivalités masquées par de martiales proclamations idéologiques ? C’est pour les utiliser comme repoussoir que l’on avance sous la marque non protégée « société civile ».

À vrai dire, et plus encore aujourd’hui où les partis ressemblent aux personnages des dessins animés de Tex Avery qui se fendillent avant de s’effondrer en mille morceaux, je suis une société civile à moi tout seul. Hegel le confirme, qui écrivait que « dans la société civile, chacun est pour soi-même une fin, tout le reste n’est rien pour lui ». Me voilà devenu un mouvement. J’y suis à jour de mes cotisations, je m’en reconnais pour le seul chef et nul ne peut en être membre sans mon consentement et sans adhérer aux buts que mon mouvement poursuit : mon bien-être et l’expansion de ma zone d’influence. Il me restera sans doute à convaincre suffisamment de mes contemporains que mon contentement est garant du leur. C’est en quoi l’adoption du blason de la société civile fonctionne comme jadis la fameuse savonnette à vilains, qui permit à tant de bourgeois d’acquérir une noblesse de papier. Hésiode divisait l’Histoire en cinq âges, dont le héros du Guépard voyait avec amertume arriver le dernier, l’âge de fer, celui « où l’on ne respecte ni la foi des serments, ni la justice, ni la vertu ». Il n’avait pas imaginé notre âge, celui de l’apparence, celui où la notoriété devient une valeur absolue, de quelque manière qu’on l’ait acquise, celui où le verbe communiquer est devenu intransitif, celui où, pour prospérer, les malins reprennent le cri du chiroptère de La Fontaine : « je suis oiseau : voyez mes ailes » ; « je suis souris : vivent les rats ».

Voilà bien du pessimisme, diront ceux qui croient que le changement, finalement, c’est maintenant. La société civile n’est-elle pas comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses ? Peut-être. Il n’en reste pas moins que seuls 4,2 % des camemberts vendus en France sont conformes aux canons de l’AOC. 

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