Un enterrement et un anniversaire : 2015 restera marqué à Singapour par ces deux dates clés. Dimanche 29 mars d’abord. Fin symbolique d’un homme et d’une époque. Enterrement sobre et grandiose à la fois, du père fondateur de la cité-État, Lee Kuan Yew (1923-2015), dit « LKY », Premier ministre de 1959 à 1990, puis senior minister (« grand ministre ») jusqu’en 2004. Moment mémorable, pas tant pour la pluie torrentielle, somme toute de saison à 3 degrés au nord de l’équateur, mais pour l’effusion d’émotion inédite et atypique que l’on vit ce jour-là. On s’exprime peu à Singapour, et encore moins en public. D’ailleurs le Speakers’ Corner du Hong Lim Park, (inspiré du « coin à discours » de Hyde Park à Londres) avait été « suspendu indéfiniment » par précaution quelques heures avant l’annonce du décès de Lee Kuan Yew, au petit matin du 23 mars. 

Des centaines de milliers de personnes, en blanc ou en noir, avaient pris place en silence le long des avenues majestueuses du centre-ville pour voir passer le cercueil de Mister Lee, qui avait pourtant quitté le devant de la scène il y a près de vingt-cinq ans. Le même jour, un jeune blogueur culotté, Amos Yee, se faisait arrêter pour avoir posté en ligne une vidéo intitulée « Lee Kuan Yew est enfin mort ! » comportant une image obscène et des insultes à la religion.

Et voici qu’arrive le 9 août : les cinquante ans de l’indépendance du petit tigre asiatique. On s’attend à un grand renfort de feux d’artifice et de danses du lion pour fêter l’événement. Mais au-delà de l’indépendance, c’est davantage encore la réussite exceptionnelle de cette république-confetti qui sera au cœur des célébrations. S’étant hissée dans le peloton de tête des pays développés en construisant un modèle de société unique au monde, la république de Singapour donne l’impression d’être première de classe dans tout ce qu’elle fait : richesse, performance, éducation, sécurité, infrastructures, services publics… Quant à sa propreté, elle est légendaire. 

Affranchie de l’imposante présence de Lee Kuan Yew, Singapour peut désormais revendiquer son droit d’inventaire et s’imaginer un avenir différent de celui façonné par l’irremplaçable LKY. « J’ai été témoin des changements. Dans les années 1960, Singapour aurait pu disparaître, personne ne s’en serait aperçu. La génération des bâtisseurs, celle de Mister Lee, n’a aucun doute sur son rôle. La suivante, celle des dirigeants actuels, les a vus faire. La jeunesse en revanche prend tout pour acquis et ne comprend pas que sans les sacrifices demandés aux Singapouriens, on n’en serait jamais arrivé là », observe Kumar Ramakrishna, directeur des études politiques au RSIS, l’école d’études internationales de l’université technologique de Nanyang. Il est l’un des nombreux admirateurs du grand homme. Lee Kuan Yew fascine par ses multiples facettes et l’héritage riche mais complexe qu’il laisse derrière lui. Était-il vraiment un « homme d’État », un génie politique inventeur d’un nouveau modèle de société ? Ou juste l’excellent maire d’une grande ville qui n’aurait pas forcément été à la hauteur du défi si la Malaisie et Singapour étaient restées unies, comme prévu par les Britanniques. Ou encore un visionnaire machiavélique qui n’a jamais supporté la moindre critique et a éliminé froidement ses opposants…

 

En fait, personne n’a jamais nié que Mister Lee fût un despote, pas même lui. « Si vous nous gênez, c’est notre travail de vous détruire politiquement. Tout le monde sait que j’ai une hachette dans mon sac, bien aiguisée. Vous me défiez ? Je prends ma hachette et on se retrouve dans un cul-de-sac ! » affirmait-il, entre autres déclarations glaçantes, dans l’un des recueils officiels de ses interviews Lee Kuan Yew, l’homme et ses idées (1998). Des dizaines d’opposants ont payé leur désaccord par de longs séjours en prison sans procès, en vertu de l’Internal Security Act, loi héritée de l’administration britannique. Le député Chia Thye Poh y a passé trente-deux ans sans jamais avoir été jugé.

Récemment, alors que l’histoire est un sujet généralement négligé à Singapour, une polémique a agité les milieux académiques. Le Singapourien Pingtjin Thum, directeur du projet Asie du Sud-Est à l’université d’Oxford, a consacré sa thèse d’histoire à un épisode déterminant mais peu connu de ses compatriotes, l’opération Coldstore de février 1963. P.J. Thum affirme que ce coup de filet policier visant à peu près tous les leaders de la gauche (111 arrestations) avait pour but de décapiter l’opposition politique au PAP (Parti de l’action du peuple), le parti de Lee Kuan Yew, et pas seulement d’éliminer la menace communiste, comme l’a retenu l’histoire officielle. La contre-offensive a été vive et ne s’est pas limitée au débat intellectuel. P.J. Thum nous affirme qu’il ne peut plus trouver un emploi à Singapour. Après un premier contrat d’enseignant d’histoire de deux ans, on lui a signifié qu’il ne serait pas renouvelé « et que ce n’était pas la peine non plus de se porter candidat ailleurs ». À Singapour, il est de mauvais goût de questionner les bonnes intentions de Mister Lee.

Pourtant, les quatre amis qui se retrouvent au dernier étage d’un centre commercial d’Orchard Road, la principale artère de la cité, autour de curries à partager, font partie des Singapouriens qui n’ont pas pleuré le grand homme et qui osent le dire. « Vous étiez là pour le défilé de type nord-coréen en l’honneur de notre grand leader ? » plaisante l’un d’eux. Ils tiennent à raconter leurs blagues préférées. D’abord celle des deux chiens qui se croisent en mer à mi-route entre Bornéo et Singapour. « Que vas-tu faire à Singapour ? » demande le premier, étonné.  « Voir les parcs, les fontaines, les magasins, les beaux immeubles… » répond l’autre « Et toi, pourquoi vas-tu à Bornéo ? – Moi ? Juste pour aboyer ! » répond le toutou de Singapour... Il y a aussi celle de Lee Kuan Yew et de celui qui fut son rival durant des décennies, Dr Mahathir, Premier ministre de Malaisie (de 1981 à 2003), qui pêchent de part et d’autre de leur frontière commune dans le détroit de Malacca. Mahathir sort poisson après poisson, Lee Kuan Yew reste bredouille. Au bout d’un moment, Mahathir lui dit : « Si tu veux attraper quelque chose, tu devrais au moins permettre à tes poissons d’ouvrir la bouche. » Les deux histoires disent la même chose : on a à peu près tout à Singapour, sauf la liberté d’expression.

Pour l’universitaire malaisien Ooi Kee Beng, les infrastructures et les institutions mises en place au cours des dernières décennies, souvent dans le prolongement de l’héritage britannique, sont stables et peu contestées. Dans cette ville-jardin, plantée de flamboyants, palmiers et acajous, dont les autoroutes sont bordées de ces magnifiques « arbres de pluie » qui ne choqueraient pas dans la savane africaine, cette ville aux grandes allées longeant de splendides bâtiments coloniaux, aux gazons à l’anglaise sur lesquels des immeubles futuristes comme la « navette spatiale » du Marina Bay Sands semblent avoir été posés par une main invisible, tout force l’admiration du visiteur. 

 

L’aéroport de Singapour est un modèle du genre. Depuis l’inauguration du premier terminal en 1981, il ne cesse de s’agrandir tout en se modernisant. Un quatrième terminal ouvrira en 2017, puis un cinquième au milieu des années 2020, pour mieux gérer les 50 millions de passagers supplémentaires attendus. Quant au port industriel, il voit passer un cinquième du trafic maritime de la planète et se maintient à la seconde place mondiale, malgré l’énorme montée en puissance des ports chinois. Dans toutes les industries du pays, des standards écologiques commencent à être imposés : immeubles verts, transports verts, énergie verte…

« Si le cadre administratif comme l’équipement urbain sont irréprochables, il faut désormais créer un espace pour laisser la critique s’exprimer », estime Ooi Kee Beng, vice-directeur de l’Institut des études d’Asie du Sud-Est (ISEAS). Or, s’il y a bien un secteur que LKY a « oublié » de développer, c’est l’esprit critique en matière politique. « C’était un politicien de conviction et de persuasion qui a mis les médias au service de son ambition de construire une nation », indique Shashi Jayakumar, directeur du Centre de l’excellence pour la sécurité nationale à l’université de Nanyang. Il pointe du doigt les vingt volumes reliés qui rassemblent l’ensemble des discours de Lee Kuan Yew sur deux étagères de la bibliothèque de son bureau. « Il n’a jamais cru à la presse comme contre-pouvoir, mais il était soucieux d’écrire et de parler pour que les Singapouriens comprennent à quel point ce fut difficile d’en arriver là », ajoute-t-il. L’universitaire rappelle aussi l’attachement de Lee Kuan Yew à l’eugénisme, théorie dont il s’est inspiré pour mettre au point sa société idéale. Dans les années 1980, il avait instauré diverses mesures visant à favoriser la procréation des familles éduquées tout en limitant celle des familles qui l’étaient moins. « Quand ma mère m’a eu, à la fin des années 1960, j’étais le cinquième d’une famille assez pauvre. Le gouvernement lui a dit que si elle voulait que ses enfants puissent continuer d’aller à l’école, elle devait se faire stériliser. Ce qu’elle a fait, bien sûr », nous raconte un Singapourien malais, qui préfère taire son nom. 

Si la pensée dominante cautionne encore le swamp narrative (le « mythe du marécage ») selon lequel Lee a transformé en cinquante ans « le marécage Singapour » en une « Suisse de l’Asie », l’heure de la réflexion critique arrive doucement. Tout d’abord parce que la ville était déjà, bien avant l’indépendance, l’un des plus grands ports du monde, jouissant d’une position géo­stratégique exceptionnelle. Dans les années 1930, Singapour avait le plus grand nombre de voitures par habitant et l’eau la plus propre de la région. Bref, on ne partait pas d’une vasière. Aujourd’hui le contexte a considérablement changé et les attentes aussi. « Dans les années 1960, les revenus étaient bas ; même sans qualification, vous trouviez un emploi. Depuis, à chaque décennie, le niveau n’a fait que monter. Jusque récemment on avait tout et on était contents. Mais depuis le cap symbolique des 5 millions passé en 2010, la population a commencé à se sentir à l’étroit. Premières pannes de métro, augmentation mirobolante de l’immobilier, on sent monter le mécontentement… », observe l’économiste Song Seng Wun, en sirotant son café au lait sucré dans une ­cantine de rue de Tanjung Pagar, quartier chinois de la ville qui fut le bastion de Lee Kuan Yew. Aux élections générales de 2011, l’opposition, pourtant généralement qualifiée d’inexistante, a obtenu 40 % des voix. Elles ne se sont traduites que par 6 sièges sur 87 au Parlement. Mais le signal a été clair pour l’historique Parti de l’action du peuple.

Dans l’essai critique qu’il vient de publier intitulé Des choix difficiles : questionner le consensus singapourien, Donald Low, de l’école Lee Kuan Yew de politique publique à l’Université nationale, identifie plusieurs « lignes de fracture ». Notamment celle des races et des religions (dont la cohésion serait bien moins réelle qu’en apparence), celle des générations (avec son vieillissement alarmant et ses divergences de mentalités), celle enfin des niveaux de vie et des inégalités. Autant de défis à relever pour construire l’avenir de Singapour.

« Le principal problème des Malaisiens, c’est l’islam », nous dit un interlocuteur chinois, se faisant l’écho de la peur ­viscérale de la petite île « neutre » entourée de pays musulmans, à commencer par le plus grand du monde, l’Indonésie. Les deux années de service militaire obligatoire et le très gros budget militaire illustrent cette « saine paranoïa », comme disent plusieurs universitaires. « Alors que je faisais partie du bataillon d’élite des ­chevaux-blancs, au moment d’une promotion, mon supérieur m’a demandé si en cas de conflit avec la Malaisie, je serais capable de tuer un frère musulman… » nous raconte un Singapourien malais (donc musulman). « Notre loyauté de citoyen singapourien est constamment mise en doute », ajoute-t-il. Les Malais, autochtones initiaux de la cité-État, constituent 14 % de ses citoyens, contre 75 % d’origine chinoise. Les Indiens constituent l’autre importante minorité (8 %) d’une île qui compte par ailleurs 2 millions d’habitants étrangers, soit 37 % de sa population. 

Derrière son spectaculaire PNB par habitant – le huitième mondial, devant les États-Unis, neuvième, et la France, vingtième –, Singapour où 82 % de la population vit dans des HLM, détient aussi le plus fort écart de richesse des pays développés (selon l’indice de Gini). Et si les très hauts salaires de l’administration sont toujours cités pour expliquer l’absence de corruption, cette raison justifie-t-elle aussi que le salaire du Premier ministre singapourien soit quatre fois supérieur à celui du président des États-Unis ? Pour garantir au gouvernement un encadrement d’élite, les étudiants les plus brillants sont pris en charge dès la sortie du lycée. Ils sont envoyés, tous frais payés, dans les meilleures universités de la planète. Aux meilleurs des meilleurs, on promet des salaires mirobolants « avant 30 ans ». Le gouvernement s’approprie ainsi les plus brillants cerveaux. Après l’« incident » du problème de maths exceptionnellement tordu qui s’était glissé dans un devoir national d’élèves bien trop jeunes pour connaître la solution, le ministère de l’Éducation a expliqué que cette question n’allait pas être fortement notée, mais qu’elle permettrait au gouvernement de repérer les élèves à fort potentiel. CQFD !

À côté, il n’y a pas de seconde chance à Singapour, pas de session de rattrapage, pas de place pour les incompétents, les moyens ou les paresseux. Certaines familles choisissent l’exil quand les enfants ne peuvent plus affronter la pression. Le chiffre d’affaires du secteur des cours privés a passé le cap du milliard de dollars en 2013. « Tout le monde dit que Singapour est une méritocratie. Personnellement j’appellerais plutôt cela une “monétocratie” », indique un citoyen en colère. D’autant qu’au fil des ans, pour occuper certains des plus hauts postes de la Cité, la compétence est restée indispensable mais plus suffisante. L’hebdomadaire anglais The Economist a jeté un pavé dans la mare en classant Singapour cinquième sur sa liste du « Capitalisme népotiste » en 2014. Certains sites ont mis en ligne des schémas illustrant les postes clés occupés par le premier cercle de Lee Kuan Yew. « La différence avec la Malaisie, c’est qu’ici même les cronies (protégés) du gouvernement sont extrêmement compétents. Cela rend la critique plus difficile», admet néanmoins un opposant. 

Qu’il faille sans doute lever un certain nombre d’interdits, et laisser une voix critique se faire entendre, le gouvernement s’en est peu à peu convaincu. Pourtant, estime le professeur Donald Low, « si Singapour a besoin d’un peu plus de démocratie, aucun esprit sérieux ici ne voudrait d’une démocratie à l’américaine. Une démocratie à part entière serait un handicap pour Singapour ». 

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