Aucun peuple d’Asie ne fréquenterait les salles de cinéma autant que les Singapouriens. Pour l’année 2014, la Media Development Authority recense 21 561 500 entrées, soit environ quatre films pour chaque habitant. Mais il y a de fortes chances que ces quatre films soient américains, car le cinéma singapourien, avec sa dizaine de productions par an, n’affole pas le box-office.

Le spécialiste français du septième art local, Raphaël Millet, insiste sur cet aspect dans son Cinéma de Singapour (L’Harmattan, 2004) : « Il est tentant, et partiellement justifié, de dire que le cinéma de Singapour n’existe pas. » Du point de vue hexagonal, hormis quelques apparitions festivalières (une Caméra d’or en 2013 pour le magnifique Ilo Ilo d’Anthony Chen), il peine à traverser nos frontières. 

Le cinéma insulaire a connu deux périodes distinctes. La première prend place avant l’indépendance et la séparation avec la Malaisie (1965). Les décennies 1940-1960 marquent l’âge d’or de la production cinématographique, si l’on se fie aux kyrielles de films produits par les studios des frères Shaw et leurs concurrents, le groupe Cathay-Keris. Lié à la fin de l’époque coloniale mais plus encore au monde malais – auquel se rattache la population originelle de l’île –, ce cinéma est joué en malais par des acteurs malais, et est diffusé jusqu’en Indonésie. Films lents, pleins de paraboles, où la beauté s’installe au moment des danses et des chants, autant de traces de l’influence indienne qui ponctuent des histoires souvent moralisatrices, voire ennuyeuses. 

Dans les années 1980, alors que les salles battent des re­cords d’affluence, la production locale est au plus bas. Il faut attendre les années 1990 pour qu’une relève apparaisse, chinoise et anglophone, menée par le réalisateur Eric Khoo (Mee Pok Man, 1995 ; Be With Me, 2005). Comme un reflet de la rugueuse réalité de la cité-État, Raphaël Millet voit dans la production contemporaine « un cinéma de la mélancolie urbaine dans un pays en quête d’identité ». Solitude, cruauté du marché du travail, difficultés de l’immigration, la plupart de ces films révèlent en effet l’envers du miracle singapourien. 

On pourrait croire qu’entre ces deux cinémas sous influence – malaise d’un côté, chinoise de l’autre –, aucun lien ne subsiste, tant les techniques, les décors et les histoires ont changé. Mais entre le pays neuf de Lee Kuan Yew et l’ancien monde de Singapura, des ponts peuvent être construits. Si la modernité apporte avec elle la mélancolie et la quête identitaire, le règne de l’ordre et de la discipline, apanage de la société singapourienne, ne date pas d’hier. La Mort du sultan Mahmoud (Sultan Mahmud Mangkat Dijulang, 1961) – histoire d’une ascension sociale au xve siècle qui débute comme un conte de fées et finit dans un bain de sang – illustre cette violence nécessaire pour conserver l’harmonie du royaume.

Ailleurs, c’est le sombre Perth (2004) de Djinn qui retrouve étrangement Le Tireur de pousse-pousse (Penarek Becha, 1955), le classique de P. Ramlee. Tous deux mettent en scène l’amour contrarié d’un chauffeur pour une femme ; la première est riche et surveillée, la seconde est une prostituée vietnamienne. Les deux sont en cage, comme bien souvent à Singapour. 

Tel le suicidé du 12e étage (1997) d’Eric Khoo, qui hante l’intimité des habitants de son palier, le cinéma de Singapour revient progressivement sur le devant de la scène, explorant l’inconscient d’un peuple que certains jugent amnésique. 

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