Sortant du Boeing, l’Européen, un homme d’un certain âge, avait emprunté la passerelle et descendu les quelques marches qui menaient au hall des arrivées de l’aéroport international de Singapour. Il récupéra bagages et passeport en un rien de temps. Il n’avait que du bien à dire du système : le passage aux douanes était une formalité, le retrait des bagages efficacement organisé, et la zone duty-free on ne peut plus commode. Lui-même était partisan d’un service public irréprochable ; son expérience le confortait dans cette opinion. Ne rien remettre à plus tard. Ne jamais se chercher d’excuses. Faire toujours preuve d’un dévouement sans faille dans l’accomplissement de son devoir et d’un sens aigu des responsabilités. 

Le soir était déjà tombé lorsqu’il se mit dans la file d’attente de la station de taxis. « Voilà qui est ordonné », pensa-t-il. Ce fut bientôt son tour.

Le chauffeur, un vieux Chinois souriant, se saisit de l’unique valise, qu’il rangea dans le coffre. Quand l’Européen fut confortablement installé, il s’enquit avec sollicitude :

– Vous avez fait bon voyage, monsieur ?

– Très bon, merci. 

– Où allons-nous, monsieur ?

– À l’hôtel Raffles.

Le taxi démarra.

– C’est un voyage touristique, monsieur ? 

– En quelque sorte. 

– D’où venez-vous ? 

– De Londres. 

Il ouvrit sa sacoche pour en vérifier le contenu. Le chauffeur de taxi, ayant remarqué ce geste dans son rétroviseur, se tut. Son passager ayant refermé sa sacoche, il reprit :

– L’hôtel Raffles, monsieur ? Il existe d’autres hôtels de standing en ville. 

– J’y ai déjà séjourné. Il a un charme désuet bien à lui. 

Le taxi sortit du virage pour s’engager sur une voie plus large. 

– C’est la voie express, monsieur.

– Fort bien. 

– Nous allons prendre le pont Benjamin-Sheares.

– Ça ira. Qui est Benjamin Sheares ?

– Eh bien, c’est notre ancien président ! 

Le passager perçut une pointe de fierté patriotique dans la réponse du chauffeur. 

– Vous voyez ces arbres, sur votre gauche, monsieur ? Ils ont été plantés sur un terrain gagné sur la mer. 

– Très intéressant. 

Il comprenait mieux pourquoi il ne reconnaissait pas la rive.

– D’où nous sommes, on peut voir toutes les grandes tours de la ville, là-bas.  

– Il n’y en avait que deux, la dernière fois. 

– C’est vrai, monsieur ? Alors, ce doit faire longtemps. 

– C’était dans les années 1950. 

– Vous étiez en visite ? 

– Non, je rentrais chez moi. J’étais logé au Raffles en attendant le paquebot. 

Le chauffeur semblait perplexe :

– Chez vous, monsieur ?

– J’avais fait mon boulot. Il fallait laisser la place à mes successeurs.

Il ne s’étendit pas davantage. […]

Le chauffeur de taxi désignait une haute construction qu’on distinguait à peine dans la pénombre :

– Vous voyez, monsieur, ça, c’est le monument érigé par les Chinois d’ici en mémoire de leurs morts à la guerre. Vous savez, des milliers d’entre nous ont été massacrés, dans les premiers mois de 1942. Où étiez-vous, pendant la guerre, monsieur ? 

La question avait touché une corde sensible. Qu’allait-il bien pouvoir répondre à ce chauffeur trop bavard ? 

Pendant la guerre, il avait été rattaché à un groupe de militaires opérant en Malaisie. Les choses avaient mal tourné, puis tout avait été perdu. Il fut incarcéré dans la prison de Changi puis tranféré au camp de Sime Road. Ce qu’il pouvait détester la guerre ! Pendant longtemps, il l’avait tenue pour responsable des malheurs sans nombre qui l’avaient poursuivi. 

Il remarqua le regard interrogateur du chauffeur dans le rétroviseur central. Alors il lâcha négligemment :

– Je m’étais réfugié avec des amis dans un lieu où nous attendions la fin de la guerre.

– C’est tout comme moi, monsieur ! Quel cauchemar, l’Occupation ! Je priais pour que la guerre finisse, pour que les Britanniques reviennent. 

Puis, pensif :

– Lorsqu’ils sont revenus, les choses n’étaient plus pareilles. Enfin, je ne peux pas me plaindre. 

– Votre anglais est plutôt bon. 

– C’est qu’avant la guerre, monsieur, nos professeurs étaient britanniques. J’ai passé mon examen Senior Cambridge en 1937.

Le taxi bifurqua dans Beach Road. Le chauffeur fit remarquer à son passager le club des réservistes des forces armées de Singapour, le Safra, et son éclairage tamisé. « Mon petit-fils a fait son service militaire. C’est ici qu’il achetait de la bière. »

Son passager reconnut le bâtiment qui, après-guerre, avait hébergé le Brittania Club. À gauche, en revanche, l’institution Raffles avait disparu. Enfin l’hôtel Raffles apparut, avec sa façade décorée d’arbres du voyageur. Et le taxi s’arrêta. 

Il paya la course, tendit un pourboire que le chauffeur refusa en lui expliquant : « Pas de pourboire dans notre pays, monsieur. » Puis le taxi s’en fut, le laissant là, favorablement impressionné par ce chauffeur qui appelait cette île son pays. On n’aurait pas vu cela dans les années 1950. 

 

Traduit de l’anglais par Alexis Bernaut, extrait de « L’expatrié » dans Nouvelles de Singapour© Magellan & Cie, 2013

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