Elles sont présentes dans près d’un foyer sur cinq. Venues d’Indonésie, des Philippines, du Sri Lanka ou encore du Myanmar, 222 500 employées de maison travaillent à Singapour. Des fées du logis indispensables et pourtant largement déconsidérées, exclues de l’Employment Act, autrement dit du Code du travail singapourien. Entre surmenage, violences physiques et harcèlement, ces cendrillons asiatiques sont loin de vivre un conte de fées. 

Cindy Garcia nous reçoit dans les locaux de l’association Home qui vient en aide aux travailleurs immigrés. La veille, elle s’est enfuie de chez la famille qui l’emploie. Signe de son départ précipité, elle porte deux tee-shirts enfilés l’un sur l’autre, les seuls vêtements qu’elle ait emportés pour ne pas éveiller les soupçons de ses employeurs. Giflée et rouée de coups par des enfants de 7 et 11 ans, harcelée et insultée par leurs parents, la jeune Philippine a préféré s’échapper de cet enfer domestique. « Je leur ai dit : je veux être heureuse dans mon travail, je ne suis pas à Singapour pour me faire battre. »

Comme Cindy Garcia, de nombreuses domestiques quittent les pays pauvres de l’Asie du Sud-Est et laissent derrière elles une famille, un mari, des enfants, et envoient chaque mois leur salaire (350 euros en moyenne) à leurs proches. Jolovan Wham, responsable de l’association Home, décrit ainsi leurs conditions de vie : « À Singapour subsiste une relation de maître à esclave profondément ancrée dans les mentalités. Ici les employées de maison ne peuvent rien faire sans l’accord de leur employeur. Elles sont infantilisées et constamment sous pression. Beaucoup travaillent de 6 heures à 22 heures, sans pause. » 

Bien que tous les employeurs n’aient pas une âme de tortionnaire, les autorités s’inquiètent de cet état d’esprit largement répandu qui consiste à considérer l’employée domestique comme quantité négligeable. Il suffit pour s’en rendre compte de faire un tour sur les nombreux blogs de mères de famille et sur les forums consacrés au sujet. On s’échange ainsi des bons plans pour trouver sa maid, c’est-à-dire sa bonne, un peu comme pour l’achat d’un ordinateur : « Quelqu’un pourrait me dire s’il vaut mieux prendre une Philippine ou une Indo ? C’est ma quatrième Indonésienne et aucune ne me convient…» 

C’est à la suite d’une impressionnante série de défenestrations que le parlement singapourien a décidé de légiférer en faveur de ces travailleuses domestiques. De 1999 à 2012, plus de 140 employées de maison ont ainsi perdu la vie en basculant dans le vide, certaines en se suicidant, la majorité en tombant par accident. Il faut dire qu’à Singapour, dans les hautes tours où beaucoup d’entre elles travaillent, le linge sèche sur des cannes en bambou que l’on encastre à la verticale des façades. Installer ou retirer ces tiges relève souvent de l’équilibrisme. Depuis 2012, les employeurs ont donc l’obligation de faire poser des grilles de sécurité aux fenêtres, et l’interdiction de laisser leur employée de maison nettoyer les vitres en l’absence d’un adulte à leurs côtés. Résultats statistiques immédiats : en 2013 et 2014, on ne dénombrait plus qu’un décès par an provoqué par une chute. 

Autre loi, votée voilà deux ans : celle consacrant un jour de repos hebdomadaire pour ces travailleuses domestiques. Certains employeurs refusent toujours de l’accorder. Parmi les raisons invoquées : la peur que ces femmes ne fassent de mauvaises rencontres en sortant de la maison, et pire encore, ne tombent enceintes. Anticipant sans doute cette grogne, le gouvernement autorise l’employeur à ne pas accorder ce jour de repos, du moment qu’il le paie. 

Malgré les obstacles, certaines employées domestiques n’hésitent pourtant plus à réclamer justice. Dernier exemple en date : le procès en cours d’une retraitée singapourienne de 74 ans et de sa fille de 43 ans, accusées d’avoir battu leur employée de maison avant de lui déverser de l’eau de Javel sur les mains et les bras. Motif : la jeune Indonésienne avait mangé un morceau de saumon qui ne lui était pas destiné… Les deux femmes encourent de la prison ferme et une lourde amende.

La menace de sanctions associée aux messages de sensibilisation du gouvernement semble faciliter la prise de conscience actuelle des Singapouriens sur le sort des employées de maison. Depuis cinq ans, chaque mois de décembre, une journée nationale leur est ainsi consacrée. Thème de la dernière édition : « l’attention et le respect mutuels ». Le signe sans doute, qu’après avoir fait grillager les fenêtres, reste malgré tout aux autorités à décadenasser les esprits.  

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