entretien avec

David Camroux

Historien

Spécialiste de l’Asie du Sud-Est, maître de conférences et chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, il a codirigé avec Jean-Luc Domenach L’Asie retrouvée (Seuil, 1997).

 

Comment Singapour s’est-elle imposée comme une grande puissance économique ?

Il y a eu trois étapes. La première a été de s’orienter vers la production intensive, selon le modèle classique des pays asiatiques (textiles, chaussures, industries simples). Mais le fondateur de la république, Lee Kuan Yew a pressenti les limites de ce modèle. L’Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande connaissent aujourd’hui les effets pervers du middle income trap (piège des revenus moyens), un frein pour le développement. Dans les années 1990, Lee Kuan Yew a décidé d’augmenter les salaires afin de monter en gamme vers des produits sophistiqués et de former une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée. Il a investi dans le système éducatif qui est à ce jour le meilleur en Asie du Sud-Est, ainsi que dans le développement des technologies. 

Quelle est la nature du régime en place ? 

On parle de capitalisme triomphant, de marché libre. Mais il s’agit fondamentalement d’un État socialiste. Lee Kuan Yew était très inspiré par le travaillisme britannique. Singapour, c’est l’État providence poussé à son paroxysme. Prenons l’exemple du logement : 90 % des Singapouriens vivent dans des logements sociaux. Chacun d’entre eux est régi par des quotas ethniques : 75 % de Chinois, 13-14 % de Malais, 8-9 % ­d’Indiens et un pourcentage « d’autres ». Une répartition proportionnelle à la composition ethnique du pays. Le logement est un instrument de construction nationale utilisé pour casser les ghettos. 

Quel est l’intérêt politique de cette ­stratégie ?

À l’époque britannique la ville était organisée selon des critères ethniques. Il y avait le quartier chinois, le quartier malais… et on ne se mélangeait pas. Dans l’idéologie de Lee Kuan Yew, il s’agit précisément de la recette du désastre. Le logement est devenu un instrument de contrôle social. La démarche va très loin. La hantise du régime est que les Malais deviennent plus nombreux que les Chinois. Pour maintenir les grandes familles chinoises, chaque logement est doté de granny flats, des annexes spéciales pour les grands-parents. Aussi, l’État organise des croisières pour Chinois célibataires dans la baie. Il intervient dans un domaine intime ! Les Singapouriens pensent qu’avec une réglementation efficace, on peut résoudre n’importe quel problème. « La bonne gouvernance », c’est une expression plébiscitée dans la cité-État. Le régime a réussi à dépolitiser la politique. Les questions politiques sont réduites à des questions d’administration. Il s’agit du seul pays au monde où l’on organise la spontanéité. J’ai passé beaucoup de temps en Asie. À Singapour, j’ai le sentiment qu’il existe peu de place pour la sensualité. Quelque chose dans cette société tue un peu l’émotion, la passion. Je n’ai jamais rencontré un Singapourien passionné. 

Les Singapouriens sont-ils satisfaits de ce système ?

C’est un pays prospère et extrêmement paternaliste. Tous les sales boulots reviennent aux travailleurs immigrés. La plupart sont parqués dans des foyers installés sur des lieux clos. On peut établir de ce point de vue un parallèle avec les États du Golfe. La ville-État fonctionne sur le même modèle : les îles voisines de l’Indonésie représentent des lieux de production, mais aussi de loisirs, de prostitution… Le miracle existe, mais pour les Singapouriens et les expatriés qualifiés. Cette réalité cachée commence à faire l’objet de clivages politiques.

Singapour est-elle une démocratie autoritaire ? 

Je n’aime pas cette expression. Je dirais plutôt semi-démocratique. 

Mais les libertés individuelles ne sont-elles pas menacées ? Amos Yee, ce jeune de 17 ans mis en prison pour une vidéo qui contestait Lee Kuan Yew n’en apporte-t-il pas la preuve ? 

La liberté d’expression n’est pas menacée mais contrainte. Par exemple, on a créé l’équivalent du Speakers’ Corner d’Hyde Park, cette tribune ouverte aux orateurs. Mais pour participer, il faut s’enregistrer auprès de la police. L’assemblée ne doit pas réunir plus de vingt personnes et il n’y a pas de micro. Peu à peu, on ouvre des espaces d’expression. La vie culturelle s’est beaucoup enrichie depuis une vingtaine d’années. Mais cela reste difficile pour les voix discordantes d’avoir un impact. Les médias sont contrôlés. La presse est très libre sur tous les sujets sauf sur Singapour. 

Qu’en est-il de l’opposition politique ? 

Les élections sont libres mais elles ne sont pas justes. 60 à 70 % des membres du parlement appartiennent au Parti d’action populaire. À Singapour, on ne tue pas les opposants mais on utilise des outils légaux pour museler l’opposition. Si le système juridique est fiable et juste pour le milieu des affaires – ce qui permet d’attirer beaucoup de capitaux étrangers –, il devient beaucoup moins libre dès qu’il s’agit de politique. 

On utilise à outrance les lois de diffamation. L’opposant subit un procès qui se conclut souvent par une amende massive, le conduisant à la faillite personnelle. Or, dans la législation, un individu en faillite ne peut être membre du parlement. 

Il n’y a donc pas d’opposition ? 

Les Singapouriens ont réalisé que sans opposition, la majorité risquait d’être complaisante et de faire des erreurs. On nomme donc au parlement des membres chargés de jouer le rôle de l’opposition. Selon Transparency International, avec le Danemark et la Suède, Singapour est le pays le moins corrompu au monde.

On reproche pourtant aux élites leur népotisme. Lee Hsien Loong, le fils de Lee Kuan Yew, est actuellement Premier ministre…

Le modèle paternaliste a peut-être fait son temps. Les jeunes générations ne l’acceptent plus. Maintenant que Lee Kuan Yew n’est plus là, on commence à s’interroger : est-ce normal que sa famille joue un si grand rôle, que le pays soit contrôlé par l’élite ? Lee Kuan Yew souhaitait établir une élite mérito­cratique selon le modèle confucéen. Il a d’ailleurs tenté sans succès d’instaurer l’enseignement confucéen dans les écoles. 

Son récent décès ouvre-t-il de nouvelles perspectives pour le pays ?

Son décès marque une étape dans la continuité. Lee Kuan Yew est resté presque cinquante ans au pouvoir. Singapour, c’est sa création : une ville, un État et une nation. Lee Kuan Yew avait cette pensée très chinoise que la première génération construit, la ­deuxième fructifie et la troisième dilapide. Cependant, le modèle qu’il a créé se montre solide et résilient. La question qui se posera après le règne de son fils, c’est la capacité du pays à élargir l’élite.

On fête le cinquantième anniversaire de la naissance de Singapour. Quel regard portez-vous sur son évolution ?

C’est la réussite d’un État-providence de droite. La cité-État s’apparente à la république de Venise au xvie siècle, notamment pour son centre commercial florissant et sa réussite technocratique remarquable. Singapour est devenue le grand centre financier, médical, éducatif de l’Asie du Sud-Est. Seul problème de ce développement, Singapour est désormais trop petite pour les Singapouriens. 

Trop petite ?

C’est un pays à la fois extrêmement ouvert sur le monde extérieur tout en restant une contrée provinciale et très insulaire. Il existe une contradiction entre l’exigence d’un peuple qui maintenant se dit singapourien et les contraintes nouvelles de la globalisation. Pour que Singapour puisse prospérer, il faut toujours un flux de talent, des mouvements migratoires. La difficulté réside dans cette tension. Comment concilier toutes les exigences d’une ville-État-nation mondialisée ? 

 

Propos recueillis par ELSA DELAUNAY

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