C’est un lieu qui sert parfois de décor de cinéma. Un ensemble de bâtiments de l’époque coloniale érigé en plein cœur de la ville de Thiès, à 70 kilomètres à l’est de Dakar. Avec ses jardins et ses allées arborées, les Manufactures sénégalaises des arts décoratifs apparaissent comme un écrin de verdure au milieu d’un Sahel transformé par l’urbanisation et les sécheresses. « Une fleur dans une poubelle », résumaient souvent, sans détour, les premiers artisans lissiers qui y ont travaillé.

Occupant un ancien bastion militaire abandonné par l’armée française au moment où le Sénégal accède à l’indépendance, les manufactures de Thiès sont devenues le symbole de la politique de Léopold Sédar Senghor. Fondées en 1966 sur le modèle des manufactures de tapisserie de lisse françaises, elles devaient, dans l’esprit du premier président du Sénégal, participer au rayonnement international du pays et s’inscrivaient dans un projet politique à l’échelle globale. Théoricien de la civilisation universelle – il portait l’idée que toutes les civilisations sont complémentaires et qu’en s’apportant mutuellement, elles devraient, au XXIe siècle, parvenir à former un tout plus fort, pour un monde apaisé et décentré –, Senghor voyait dans l’art et la culture un moyen de mettre en place son idéal.

Un rôle clé en matière de sociabilité et de rayonnement

Son choix pour la tapisserie de lisse n’a en ce sens rien d’anodin : en se tournant vers une technique clairement identifiée comme française, Senghor revendique le droit pour l’Afrique de jouer selon les mêmes règles que les pays du Nord. Des artistes comme Picasso s’étant inspirés des arts de l’Afrique pour développer le modernisme, pourquoi les artistes africains ne pourraient-ils pas à leur tour puiser dans cette modernité pour asseoir leur africanité ? D’un point de vue plus pragmatique, les manufactures de Thiès constituent, aux yeux de Senghor, un moyen de faire fonctionner un système de coopération entre le Sénégal et le reste du monde, notamment en envoyant des agents de son pays se former à l’étranger et en accueillant des agents internationaux à Dakar. Au début des années 1960, la tapisserie de lisse est la technique moderne par excellence.

Pour ce projet, les grands spécialistes français sont sollicités. Les manufactures nationales des Gobelins ou encore les ateliers privés d’Aubusson acceptent avec enthousiasme de transmettre leur art. À Thiès, les lissiers respectent la technique au fil près, mais innovent en explorant des thématiques qui se veulent d’inspiration locale et panafricaine. Des critiques occidentaux ont parfois décrit les tapisseries de Thiès comme folklorisantes. Je crois au contraire que les artistes sénégalais étaient très aux prises avec les préoccupations de l’époque. Ansoumana Diedhiou, l’artiste dont les œuvres ont fait l’objet du plus grand nombre de tapisseries, aimait rendre hommage à la luxuriance de Fogny, la région de Casamance dont il était originaire.

En l’espace d’une décennie, les manufactures sénégalaises deviennent un lieu de production de qualité mais aussi un espace qui joue un rôle clé en matière de sociabilité et de rayonnement. Elles sont le point de chute incontournable des visites officielles. Un grand dancing accueille régulièrement des fêtes, et on vient de toute la région se déhancher dans de beaux pantalons pattes d’eph’. Dans un livre d’or géant, on retrouve les signatures de nombreux jazzmen américains, de présidents, de rois et d’ambassadeurs de l’époque.

Le milieu des années 1970 correspond à l’apogée de l’institution. La plupart des tapisseries produites aux manufactures datent d’ailleurs de cette époque. Mais cette décennie marque aussi le début du déclin de la tapisserie de lisse. Une nouvelle forme, pratiquée cette fois principalement par des femmes d’Europe de l’Est, vient brutalement bousculer toutes les conventions techniques françaises. Le départ de Senghor en 1980 est par ailleurs suivi d’une baisse du budget global alloué à l’institution. La formation des lissiers prend fin, la production s’essouffle. Le marché financier qu’avait imaginé Senghor ne s’est jamais ouvert, ni à l’échelle nationale ni à l’international. L’État sénégalais est resté le premier acquéreur des œuvres produites.

Pour autant, la production ne s’est jamais totalement interrompue. Les manufactures de Thiès ont résisté au temps. Encore aujourd’hui, toute photographie officielle prise dans un contexte politique ou diplomatique laisse apparaître, en toile de fond, un morceau de tapisserie de Thiès. Mes récentes observations de terrain m’inclinent d’ailleurs à penser que l’institution bénéficie d’un nouveau souffle. La conclusion de partenariats, aussi bien avec une jeune galeriste dakaroise qu’avec la maison Chanel, illustre un regain d’intérêt pour cet héritage – ambivalent pour les Sénégalais, mais bien présent. Les successeurs de Senghor n’ont certes pas soutenu la culture à la même échelle que le poète-président, mais la société civile a su investir le terrain. Et ce sont désormais les galeristes, les centres d’art, les artistes et les amateurs qui la portent et la font vivre. En ce sens, cinquante ans plus tard, la mission fixée par Senghor paraît finalement accomplie. 

 

Conversation avec MANON PAULIC

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