Il est des auteurs qu’on rencontre plusieurs fois. Sans le savoir, on les lit de manière tronquée quand on les découvre. Puis, plus tard, parfois par hasard, un continent qu’on ne soupçonnait pas se décèle. On peut lire Léopold Sédar Senghor comme on lit une œuvre poétique, dont les mots, à côté de ceux d’Aimé Césaire, de Léon-Gontran Damas ou encore de Birago Diop, rendirent aux termes « Nègre » et « Afrique » leur pleine souveraineté, leur lumière. Mais les voix du mouvement de la négritude ne sont pas uniquement des voix littéraires. Certaines d’entre elles écrivirent une histoire politique, intellectuelle qui se forgea, dès la première moitié du xxe siècle, dans les plis de l’Empire colonial français. L’œuvre de Senghor, c’est une métaphysique – doublée d’une politique – dont la réception ne fut pas identique aux écrits d’Aimé Césaire. Les attaques contre la négritude, portées par les courants anticoloniaux, marxistes ou des philosophes comme Marcien Towa ou Stanislas Adotevi, furent souvent des critiques de Senghor. On lui reprocha son essentialisme, ses positions sur l’Algérie, sa relation avec la France ou, devenu le premier président du Sénégal indépendant en 1960, sa gestion autoritaire du pouvoir. Si la poésie fut souvent épargnée, l’œuvre politique et théorique contenue dans les cinq tomes des recueils Liberté apparut, pour reprendre le mot de l’écrivain Mongo Beti, comme une œuvre de « conciliation » : devant l’« inouï » des décolonisations africaines et leurs devenirs meurtriers, la négritude senghorienne n’offrait que des mythes et des mots – « métissage », « civilisation de l’universel », « émotion/intuition »…

Pourtant, quand on les déplace en les sortant du contexte historique dans lequel ils furent forgés et qu’on les relit depuis la France contemporaine, certains de ces mots se radicalisent. Car la négritude fut surtout un terme inédit pour repenser l’« universalisme ». Un universalisme noir, énoncé à partir de corps dont l’humanité fut et est encore récusée, renouant avec sa puissance émancipatrice. Il n’y a pas de contradiction entre l’affirmation d’une différence (« raciale », ethnique, religieuse…) et la visée de l’universel. Se dire noir, ce n’est pas renoncer à la construction du commun avec un autre que soi, c’est abolir une violence intenable – celle qui consiste à faire de l’être un néant. Les mondes noirs ne sont pas rien – tel est le sens de la défense des « valeurs de la civilisation négro-africaine » chez Senghor. Il s’agit d’une lutte contre le racisme, pas d’une demande, front baissé, de reconnaissance. Un universalisme véritable, concret, ne commande pas aux individus de se dépouiller de ce à quoi ils s’identifient du fait de leurs histoires, de leurs biographies, des violences qu’ils ont pu subir ; il réclame encore moins l’assimilation. Chez Senghor, l’universalisme est à la fois, et surtout, affirmation des différences et processus de métissage – c’est-à-dire une rencontre.

Dans le paysage politique français contemporain, l’universalisme arbore un triste visage ; on le rêve sans lieu, sans corps et sans histoire. Pourtant il retrouve une certaine vigueur, dès lors qu’on se tourne vers la longue histoire intellectuelle noire de langue française. Où l’on peut découvrir, si l’on en doute encore, que l’affirmation de la différence ne conduit pas toujours à la haine et à la séparation, mais apparaît comme une condition indépassable de la vie fraternelle. 

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