Que reste-t-il de Senghor en 2023 ?

Si on parle tant de lui aujourd’hui, c’est que les grandes questions qui reviennent nous hanter ont été au cœur de sa démarche. À commencer par le sort de la condition humaine. Quand il crée un journal sénégalais ouest-africain en 1947, il va d’ailleurs l’appeler La Condition humaine. Ce projet philosophique, qui s’inscrit dans sa double démarche politique et intellectuelle, renvoie à un leitmotiv de Senghor : « Le rendez-vous du donner et du recevoir. » Cette notion, majeure à ses yeux, implique de concevoir une civilisation humaine qui soit la somme de toutes les contributions, de toutes les trajectoires. L’universel de Senghor n’est pas l’universel à la française, celui de la philosophie des Lumières qui place la culture occidentale au cœur de l’aventure humaine. C’est au contraire la reconnaissance de la diversité. C’est la première raison de l’importance de Senghor de nos jours : cet extraordinaire soulignement de la diversité comme l’une des caractéristiques les plus importantes des civilisations humaines.

L’autre raison tient à ce qu’il nommera le dialogue des cultures. L’idée qu’il n’y a pas une culture autochtone qui soit forcément authentique, que toutes les cultures sont le reflet et le résultat de transactions. Des transactions instables, mais qui font que la condition humaine se réalise dans la durée. Senghor parle alors de métissage.

Quelle est la dimension de l’esthétique dans l’œuvre de Senghor ?

Je pense à l’importance qu’il attache à la culture. Dès les années de l’entre-deux-guerres, vers 1937, Senghor est invité à donner une conférence sur le « problème culturel de l’AOF ». Il trace alors l’axe d’ordonnancement de sa pensée politique, en disant que la culture est plus importante que la politique. Contre les marxistes, en particulier. Pour lui, la primauté de la culture est centrale.

Le recouvrement de la culture africaine est essentiel dans la mesure où toutes les dépendances sont le produit de corrélations culturelles. Et l’indépendance culturelle, le recouvrement de la culture humiliée par la colonisation, est la condition sine qua non du développement et de la liberté.

Quel est l’enjeu de ce recouvrement, de cette réappropriation culturelle ?

Ce recouvrement culturel est à ses yeux ce qui distingue l’Afrique et les Africains de l’Europe et de l’Occident, c’est-à-dire la capacité des Africains à vivre dans un temps qui est celui de la nature, à créer des relations avec leur environnement. Senghor passe son temps à dire que les Africains sont les gens de la danse, qui est le tambourinement du sol. Et ce tambourinement est une injection d’énergie dans le corps. D’où sa fameuse phrase : « L’émotion est nègre comme la raison est hellène. » Cette formule tente de faire échapper l’Africain au diktat de la raison du siècle des Lumières, qui invente l’Européen comme la personne raisonnable et l’Africain comme la personne obscure et déraisonnable. Et Senghor, comme Césaire, essaie d’échapper à cette dialectique.

À travers le parcours, la chronologie et les œuvres choisis pour l’exposition au quai Branly, qu’avez-vous précisément voulu que l’on comprenne ?

La première chose, c’était de situer Senghor à la fois dans son temps et dans notre environnement présent. C’est cette présence extraordinaire de Senghor sur la scène littéraire et sur la scène de la recherche que nous avons voulu mettre en lumière. Il existe une dizaine d’études et de biographies sur Senghor en français. Mais depuis au moins vingt ans, deux à trois livres en anglais lui sont consacrés chaque année. Il est beaucoup plus présent aux États-Unis, à cause de son travail sur le métissage, sur les transitions culturelles et sur les arts. Il s’est aussi engagé dans les grands débats philosophiques de l’entre-deux-guerres puis de la fin de la Seconde Guerre mondiale avec Maurice Merleau-Ponty ou Jean-Paul Sartre. Il participait à des réflexions sur la nature du communisme ou du marxisme, ou sur la réforme de l’Empire colonial français.

« Quand Senghor pense la négritude, il crée le couple enracinement-ouverture »

On néglige souvent la dimension catholique de Senghor. Comment se manifestait-elle ?

Senghor était un catholique pratiquant, mais qui reconnaissait la séparation de l’Église et de l’État. Je n’ai pas souvenir de lui allant à l’Église, ce qui est assez étonnant. Mais il s’était engagé très tôt dans cette bataille d’une chrétienté dite africaine. Il a été écarté du séminaire, pour des raisons racistes, dit-il. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’est engagé dans ce combat au côté des étudiants catholiques, qui dénonçaient en particulier le racisme des prêtres. Avec ces jeunes – du fondateur et animateur de Présence africaine et de la Société africaine de culture Alioune Diop à l’historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo –, ils ont été les avocats passionnés du découplage du message universel de l’Église de la culture européenne. Ils ont ainsi exercé une certaine influence sur Angelo Giuseppe Roncalli, le futur pape Jean XXIII, qui convoquera Vatican II. C’est à ce travail qu’a participé Senghor.

En quoi se distinguait-il de Césaire dans son approche ?

Là où Césaire s’époumone et dénonce avec force et conviction, Senghor joue ce jeu extraordinaire d’énoncer des vérités avec une extrême précision. Il énumère tous les crimes de l’Europe impériale. Prenons le poème Prière de paix : « Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche ! » écrit-il, tout en réservant une place particulière à la France : « Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père. // Oh ! je sais bien qu’elle aussi est l’Europe, qu’elle m’a ravi mes enfants comme un brigand du Nord des bœufs, pour engraisser ses terres à cannes et coton, car la sueur nègre est fumier. / Qu’elle aussi a porté la mort et le canon dans mes villages bleus, qu’elle a dressé les miens les uns contre les autres comme des chiens se disputant un os… »

Ne faudrait-il pas distribuer ce texte dans notre monde troublé par le racisme, la xénophobie et l’inégalité sociale ? Ce poème est une leçon d’histoire, une quête morale et un appel à la lutte pour l’égalité, la justice et la paix. Senghor distingue deux France : la France idéaliste, qui est presque universelle, et la France raciste. Il parle du « masque de petitesse et de haine sur le visage de la France ». Ce poème met sûrement en lumière la constante qui alimente à la fois la poésie et l’art de Senghor.

Cette exposition présente des poèmes de Senghor illustrés par des artistes. Quel était son lien à l’art ?

C’est un choix délibéré de les montrer, car une génération d’artistes explore l’œuvre de Senghor de manière plastique. Issue de l’École des arts, elle est composée d’artistes qu’il a soutenus pour créer un modernisme sénégalais. Il souhaite alors passer de la logique des masques à une peinture et une sculpture contemporaines, qui garde les traces du passé précolonial, tout en s’engageant dans la modernité. Senghor a une manière bien à lui d’aborder ces thèmes. Il dit par exemple que « Picasso est un artiste nègre ». Pas seulement parce qu’il s’est inspiré de masques africains, mais aussi car il est né en Andalousie, laquelle a fait partie du royaume islamique des Almoravides. L’Andalousie appartient aussi, selon lui à l’Afrique culturelle.

Notez que Senghor n’a jamais mis l’accent sur la question des restitutions qui nous occupe aujourd’hui. Il pense que toutes les œuvres doivent circuler. Dans les années 1970, lorsqu’il décide de faire des expositions Picasso ou Chagall, Malraux refuse de lui accorder son soutien. Il lui dit : « Je veux bien vous aider pour l’art africain, mais pas pour ces œuvres-là. » Senghor parviendra pourtant à faire venir Picasso en Afrique et à monter toutes les expositions qu’il souhaite, comme avec Soulages. Il organisera aussi son exposition des arts plastiques sénégalais au Grand Palais en 1974. C’est la première grande exposition au Grand Palais d’une peinture qui n’est pas occidentale.

On peut voir Senghor comme un être déchiré, qui ne trouve pas d’unité. Sa quête d’universel naît-elle de son besoin de trouver en l’autre la réconciliation ?

Je ne le vois pas comme ça. Quand il parle du « Royaume d’enfance », qu’il explique qu’à 7 ans il a été arraché à son royaume pour être envoyé à l’école, il rend grâce à Dieu, car c’est dans cette déchirure qu’il découvre le message chrétien. Quand il pense la négritude, il crée le couple enracinement-ouverture. La faculté de maintenir les deux tient au métissage, à la capacité qu’a l’individu de transcender ses contradictions et de créer du nouveau. Ce nouveau, c’est ce que j’appelle la réconciliation. Tout en conservant les tensions mises en lumière par sa poésie. Dans les poèmes gymniques, Senghor essaie ainsi d’insuffler une dynamique esthétique sérère qui prend sa source dans les combats de lutte.

Quel rôle joue le langage dans l’apport de Senghor ?

Senghor fait exactement ce que Césaire répond lorsqu’on lui demande : « Pourquoi n’écrivez-vous qu’en français et pas en créole ? » Césaire déclare à la revue Tropiques : « Je n’écris pas en créole et même mes meetings sont en français, parce que c’est la langue avec laquelle je parle. » Il ajoute une observation qu’on retrouve chez Senghor : « Le français que je parle, dit-il, ce n’est pas la langue des Français. Je réinvente cette langue. » Il considère qu’il est possible de la tordre, de se l’approprier et d’en faire autre chose. Cette génération mettait en circulation des mots peu familiers avec une jubilation provocatrice. Et cette capacité de réinventer ce qui vient de l’extérieur, de procéder à des recompositions surprenantes impose aux gens qui parlent le français le recours au dictionnaire pour lire Césaire ou Senghor. Cela me rappelle le mot de Kateb Yacine à propos du français : « C’est notre butin de guerre. »

Senghor a été le chantre, le théoricien, le poète de la négritude. Comment cette notion se glisse-t-elle dans l’exposition ? Est-elle encore actuelle, est-elle critiquée ?

Cette notion est présente et ouvre l’exposition par des images. Elle doit être rapprochée de la notion de diversité. Ceux qui ont accompagné Senghor n’ont pas nécessairement partagé ses opinions. Les deux grands peintres de l’École de Dakar, Iba N’Diaye et Papa Ibra Tall, ont une conception de la peinture et de la négritude différente. Iba N’Diaye s’inscrit davantage dans une logique des beaux-arts à l’occidentale. Il attache une grande importance au dessin, à la maîtrise des techniques, alors que Papa Ibra Tall met l’accent sur l’inspiration et l’émotion. La critique est présente aussi dans l’exposition à travers le groupe Agit’Art, des peintres et des plasticiens qui ont beaucoup contesté Senghor. Dans son roman qui a reçu le prix Goncourt 2021, La Plus Secrète Mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr a une formule qui revient plusieurs fois : l’« encombrant Senghor ». C’est ainsi : Senghor est toujours présent. Et ceux qui l’attaquent le plus tombent sous son charme. L’un de ses critiques les plus virulents est le peintre El Hadji Sy. Mais quand celui-ci écrit un livre sur la peinture contemporaine sénégalaise, c’est à Senghor qu’il va demander une préface ! L’autre peintre de cette même génération, Viyé Diba, dit qu’il a compris très tardivement l’importance de Senghor, notamment son rapport à la danse, à l’équilibre par rapport au sol, à cette espèce de vision anthropocène du monde, qui est selon lui le fondement d’une esthétique négro-africaine.

Que reproche Agit’Art à cette politique culturelle ?

Agit’Art, c’est le refus de rentrer dans une production artistique qui est menée par le pouvoir, directement ou indirectement. C’est briser le lien que Senghor a créé et qui a fait que les arts sénégalais sont des arts portés par l’État. On voit bien que l’« encombrant Senghor » est toujours là, et on est obligé de se penser par rapport à lui… La génération qui vient après l’École de Dakar se rebelle. C’est un mouvement insurrectionnel qui s’inscrit dans le paysage défini par Senghor, avec une dimension transnationale. En 1966, Senghor célèbre les arts nègres. Il crée ce moment essentiel : parler de choses dont on ne parlait pas, et dont on est obligé de parler, aujourd’hui.

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & IMAN AHMED

 

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