C’était en 1987, à Bombay. Dans l’hôtel très local où je résidais, j’assistai un jour, ébahi, au traitement des immondices dans la cour intérieure. Quatre hommes passèrent la journée entière à faire, en bavardant, le tri des déchets : les plastiques, le fer-blanc, les papiers et tissus, les déchets organiques – il n’y avait pas de verre. Le soir tout était net. C’était la pauvreté et sa débrouille. Des photographes depuis ont fait leur carrière esthétique sur ces enfants des pays pauvres qui fouillent les montagnes d’immondices.

Lors du même séjour, au cours d’une déambulation sur le front de mer, pas loin du quartier d’affaires, je vis une scène qui me hantera jusqu’à ma mort : une femme, âgée mais sans âge, totalement, absolument nue, sous un voile blanc transparent – l’image même du dénuement. Pas de la pauvreté mais du dénuement. Avec rien, sans bagage, pas même une écuelle pour mendier – juste une main recroquevillée sur rien.

Après un tel commencement, il y a quelque chose d’indécent à réfléchir sur la pauvreté. Décrire vaut parfois mieux que faire semblant d’analyser. Nos « pauvres » à nous sont différents – et pour une fois, on aura du mal à pousser la complainte d’« un monde que nous avons perdu ».

Il y a les pauvres organisés – qui ont leur poste de travail et leurs horaires fixes, dont les revenus sont relevés à heures fixes aussi par des chefs ou cheffes, qui remballent le soir leurs affaires pour rejoindre je ne sais quel campement. Il faut oser dire qu’une grande partie de la mendicité rom est minutieusement et brutalement organisée et contrôlée par des mafias.

Il y a les isolés qui font la manche dans le métro ou les lieux publics avec des discours stéréotypés, appris dans je ne sais quelle académie à la Dickens pour SDF-quêteurs. Seuls les plus originaux et les plus maladroits s’en tirent en suscitant admiration pour la performance ou pitié pour le ratage.

Des migrants, je n’en ai pas vu dans le quartier chic où j’habite, sauf ces mêmes Roms se rebaptisant soudain en « famille syrienne réfugiée » (avec écriteau ad hoc).

Les pauvres, je les croise encore sous la forme proprette de ces étudiants roses qui le samedi à la porte du supermarché, habillés de T-shirts à slogan humanitaire (la dernière fois, c’était « Tous différents, tous ensemble » – bien trouvé, monsieur le communicant !), vous tendent des listes de produits à acheter « pour leurs pauvres ». Business, business-charité, charité-business.

Dans une société obsédée par l’argent, il y a encore les pauvres ruinés, ceux qui ont eu de l’argent et n’en ont plus ou plus beaucoup – ces chanteurs, acteurs, sportifs, vedettes de téléréalité, escrocs, qui ont manqué leur reconversion, qui n’ont pas su gérer leur fortune d’un jour. On n’oubliera pas Tapie le « ruiné de chez ruiné » – ce qui est une formule typique du monde du luxe.

Restent les pauvres à peine visibles.

On se surprend à les trouver au détour d’un couloir de métro ou d’une rue, vieillards encore bien mis, jeunes femmes au regard vide parce que gênées ou ailleurs, qui ne devraient pas être là et qui se cachent autant qu’ils se montrent aux endroits incongrus où ils se postent. Ils nous rappellent soudain l’immense partie immergée de l’iceberg pauvreté : ces retraitées – car ce sont surtout des femmes – qui touchent 400 euros par mois, ces personnes divorcées qui se retrouvent à dormir dans une voiture, une roulotte ou dans les gares.

Vraiment invisibles et qui, résignés, ne demandent plus rien. 

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