C’est un soir en plein mois d’août, dans Paris à l’abandon, quai des Célestins. Un homme est étendu sur le dos, en travers du trottoir. De loin, on le croirait mort ou tombé sans connaissance. En fait il somnole, ivre. Il entrouvre les yeux en sentant ma présence, m’adresse un sourire d’une invraisemblable douceur, articule quelque chose que je ne comprends pas. Il doit avoir trente ans, il est blond, joli garçon. « C’est dangereux de rester là, vous êtes sur la piste cyclable. » 

 

Je crois qu’il me tend la main pour que je l’aide à se relever, mais quand je m’en saisis, il la retire. Ce qu’il veut, c’est me caresser la joue, non pas pour me remercier, plutôt pour me consoler, dirait-on, moi qu’il voit peinée au-dessus de lui. La situation est un peu inouïe, je ne sais plus trop que faire. Un autre homme s’est approché, c’est le copain du premier. Il a pas mal bu lui aussi. Je lui dis qu’il faudrait appeler le 115, qu’on ne peut pas le laisser là. Il en convient. « Mais après comment je fais, je ne peux pas le porter sur mon dos. » Certes.

Un couple s’est arrêté également, des habitants du quartier qui comme moi font un tour après dîner. Il faut appeler les pompiers, s’insurge la femme. Elle parle d’une voix forte, comme si elle avait besoin de s’entendre agir. Depuis le seuil de l’épicerie juste à deux pas, un adolescent nous observe, puis nous rejoint. Je lui explique la situation, qu’il connaît par cœur. Cet homme dort là tous les soirs, quasiment sur le pas de la porte du commerce familial, toujours à cet endroit précis, les reins calés au souffle chaud d’une grille que nous n’avions pas remarquée. Le garçon semble hésiter à freiner notre ardeur, mais les pompiers, ils les ont déjà appelés, souvent, en vain. « Soit ils ne veulent pas le prendre, soit ils le laisseront dessaouler et le renverront au matin. » Il en est désolé, car à l’évidence il se sent une responsabilité envers cet homme écroulé chaque soir sous ses yeux. Il s’est intéressé à lui, sait qu’il vient de Pologne, du même village que l’autre copain, qu’il a des enfants, qu’en raison d’un AVC, il ne peut plus tenir debout tout seul. C’est malheureux, répète-t-il plusieurs fois. 

L’option pompiers ayant été écartée, le couple a pris congé. Nous ne sommes plus que tous les trois : le fils de l’épicier, le second Polonais et moi, devant l’homme couché, qui a roulé sur le côté et sourit à la chaleur de la grille, sombré loin, loin de nous dans une profonde béatitude. Après tout ce déploiement de bonne volonté, le constat qu’il n’y a rien d’autre à faire que l’abandonner là nous laisse embarrassés. Alors nous nous présentons, avant de nous souhaiter le bonsoir, très courtoisement.

 

Ce n’est pas si fréquent qu’on fasse communauté entre résidents parisiens et commerçants arabes, ni qu’on se soucie ensemble de ces hommes ou femmes venus se tuer lentement dans nos quartiers. Un souci vain le plus souvent, mais qui rachète toutes ces fois, incalculables, où on s’est esquivé sans un regard, avec plus ou moins d’indifférence, de hantise parfois. Je pense à cet homme rue Rataud, dans le Ve. J’emmène Rose, une petite de trois ans, au jardin des Plantes. L’homme est couché sur le flanc, il convulse, ses yeux sont deux billes noires hallucinées dans un visage encrassé de barbe et d’hématomes. Impossible de dire si ce regard fou me voit, mais il me fixe, est-ce ma mauvaise conscience qui me fait penser qu’il me supplie ? 

Je n’ai pas d’enfants, c’est la première fois que je me promène dans Paris avec une poussette. Quelle perspective bien différente soudain. Je redécouvre, avec les yeux de cette petite Rose, des yeux neufs qui se sont ouverts au monde dans un appartement haussmannien du Ve, cette indécence, indécence sociale qu’il y a à convulser seul (à mourir peut-être bien) sur le bitume, au pied des passants. Je le redécouvre avec des réflexes de grand-mère aussi, et ne m’arrête pas. J’ai peur que la petite prenne peur, j’ai honte de cet homme, honte de sa déchéance vis-à-vis d’elle. 

Me serais-je arrêtée si cela avait été ma fille ? Pas sûr mais peut-être, me disant qu’il faudra bien qu’elle l’apprivoise, cette réalité nouvelle : des gens, chaque jour plus nombreux, sans logement, squattant les porches et les rues. Nous nous y sommes habitués nous-mêmes, en une génération, dans un grand inconfort, mais habitués tout de mê

Vous avez aimé ? Partagez-le !