Réalisateur, scénariste et metteur en scène français originaire de Bavière, Claus Drexel se spécialise dans la fiction après des études de cinéma. Son premier film documentaire, Au bord du monde (2014), nous emmène à la rencontre de SDF parisiens. Il travaille actuellement sur un second projet, en collaboration avec l’association Aux captifs, la libération. Il s’agira d’évoquer la vie des transsexuels du bois de Boulogne par le prisme du conte de fées.

Il voulait arriver dans leur monde « comme le Petit Prince a débarqué sur Terre ». Sans idées préconçues, ni regard biaisé. Sans réel but non plus, si ce n’est celui d’apprendre à les connaître. Qui sont-ils ? Eux qui vivent sous les ponts de Paris, dans le mur d’un tunnel ou dans une cabane en carton. Elles qui passent leurs nuits d’hiver recroquevillées contre la paroi d’un musée ou à même le trottoir, avec pour seule chaleur celle d’un sac de couchage mouillé. 

Claus Drexel est parti à la rencontre des sans-abri de Paris un soir d’avril 2012. Contrairement au Petit Prince, lui ne portait pas d’épée mais il avait une caméra au poing. Installé dans la capitale française depuis 1991, ce cinéaste quadragénaire avait croisé leur chemin des milliers de fois sans leur parler. Avant de commencer à tourner son documentaire, il a préféré ne faire aucune recherche. « Ce qui m’intéressait, raconte-t-il, c’était de découvrir qui ils étaient en tant qu’êtres humains. »

Quelle serait leur réaction en voyant cet homme et son matériel cinématographique s’immiscer dans leur fragile intimité ? Tout sauf ce à quoi il s’attendait : « Ils m’ont accueilli avec une grande générosité et la plupart d’entre eux ont accepté spontanément d’être filmés. Les sans-abri sont souvent associés à l’agressivité ou à l’alcoolisme. On pense qu’ils sont révoltés contre la société. Tout cela est totalement faux. La plupart sont d’une extrême gentillesse et ont une vision étonnante de la vie. »

Claus n’oubliera jamais sa rencontre avec Henri. Ce dernier avait installé son nid dans le mur d’un souterrain, comme une cachette de souris. « On a découvert son antre vers deux heures du matin. J’ai passé la tête dans le trou par lequel il se faufilait. Il était nu sous sa couverture. Il ressemblait au saint Jérôme peint par José de Ribera. Je l’ai appelé par son prénom et il a répondu : “Oui ? Entrez.” » 

Au bord du monde se déroule au cœur de la nuit, car « elle est propice à la parole ». Accompagné d’un photographe et d’un preneur de son, le cinéaste a côtoyé treize SDF pendant un an, au rythme de quatre nuits par semaine. Une équipe réduite pour favoriser le dialogue qu’il préfère à la discussion. Le monde actuel ne lui plaît pas tellement, il aime les petits groupes de personnes. Pour lui, « le problème des sans-abri ne se réduit pas à la pauvreté. Ce sont des naufragés de la vie qui ont perdu le contact avec leurs proches. Recréer des liens est bien plus important pour eux qu’avoir un toit au-dessus de leur tête. » C’est Marco qui, en l’accueillant un soir dans le squat qu’il occupait depuis vingt-trois ans, lui avait confié : « Pour être heureux, il faut d’abord avoir des amis et être respectueux envers les gens. »

« En français, remarque Claus, il n’existe aucun mot traduisant exactement loneliness. » La solitude de l’âme hante pourtant les rues de la Ville Lumière. « On a réalisé que l’idée un peu romantique du clochard français que l’on croyait disparue ne l’était pas. » Henri, Marco, Jeni, Pascal, Michel, André, Phi Long, Franck, Christine, Alexandre, Wenceslas, Costel et Jean-Michel existent bel et bien. « Ils ne viennent simplement plus dans les centres d’hébergement parce que cela demande de l’organisation. Ils sont moins visibles et de plus en plus seuls. »

Claus se présentait à eux sans avoir préparé de questions. Il redoutait que leurs conversations ne prennent des allures d’interview. Et si les SDF n’étaient pas d’humeur à tourner, il remballait simplement sa caméra. « Se laisser porter comme un bouchon à la surface de l’eau », c’est de cette manière qu’il envisage son cinéma. « Faire un film, c’est comme amener un bateau en très mauvais état du port de Saint-Malo à celui de New York. Il faut être extrêmement souple et rediriger régulièrement pour garder le cap. » Une seule règle, peut-être : ne jamais leur demander comment ils en étaient arrivés là. « Cela les aurait mis en situation d’échec alors que ces personnes font certaines choses beaucoup mieux que moi. Prenez l’empreinte écologique, par exemple. De ce point de vue-là, les sans-abri sont de bien meilleurs citoyens. »

Le temps d’un film, il a redonné à ceux qu’il a croisés la place qui leur avait été volée. Il les a sublimés, dans la lumière dorée des éclairages publics et à la lueur des bougies de leurs cabanes, comme dans les tableaux de Georges de La Tour, de Rembrandt ou du Caravage. Et puis il les a quittés, tout doucement, sur la pointe des pieds. Au bord du monde s’achève sur l’air de Nessun dorma, tiré d’un opéra de Giacomo Puccini. « Quand le baron Haussmann a redessiné Paris, explique Claus, il a chassé les pauvres à l’extérieur pour que la capitale soit aussi belle qu’un décor d’opéra. C’était aussi ça l’idée du film : leur rendre leur ville à travers un nouvel opéra. »

À la fin du tournage, Claus et son équipe ont espacé leurs visites, comme un sevrage. « Ces gens ne nous ont pas accueillis pour faire un film. Ils l’ont fait pour le partage. Ils se réjouissaient que l’on vienne les voir régulièrement. » Pour cette raison, maintenir un lien était important. Aux dernières nouvelles, Christine et Jeni ont été accueillies dans leurs familles. À l’occasion d’une projection parisienne, Claus a reconnu Pascal et son acolyte dans la salle. « Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé », récite Claus en guise de clin d’œil. Parole de Petit Prince. 

Portrait par MANON PAULIC

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