On en avait rêvé. On n’y croyait plus. La pandémie l’a fait. Elle a fait renaître Venise à elle-même, à ses habitants, à ses amoureux. Une Venise apaisée. Une Venise où l’on flâne sans être bousculé, où les enfants ont repris possession des campi et où les poissons glissent dans l’eau enfin claire des canaux. Une Venise où le Grand Canal, libéré des cohortes de taxis arrogants, est sillonné par les rameurs qui avancent silencieusement en riant de plaisir et d’incrédulité. Mais pour combien de temps ?

 

Nicola, Damiano et Emiliano, trois jeunes Vénitiens, veulent croire qu’une autre Venise est possible. Cela fait seulement trois ans qu’ils ont créé Venice on Board, une petite association pour enseigner la voga alla veneta, technique de rame des gondoliers, et la vela al tercio, cette voile en lagune qui ressemble à une jonque chinoise et permet de naviguer à bord de barques sans quille sur les fonds bas. Les trois amis ont déjà repris leur activité car la majorité de leurs élèves sont des Vénitiens, pas des touristes. Ils incarnent cette génération qui veut vivre au pays et y maintenir les traditions.

 

Plusieurs dizaines d’associations militent pour la défense de la ville. Des comités contre les monstrueux paquebots de croisière – les « No grandi navi » –, des groupes contre les autres gros bateaux à moteur et les taxis qui provoquent des vagues capables de renverser les barques des pêcheurs, des associations pour la restauration des barques traditionnelles ou d’autres, comme Laguna nel bicchiere, qui ont fait revivre des vignes sur l’île du cimetière de San Michele, d’où ils tirent un vin qui pourrait réveiller un mort. Les touristes ne les voient pas. Ou, quand ils croisent une petite manifestation, ils ont du mal à comprendre de quoi il s’agit. Tous ces activistes au cœur tendre ont profité de la mise entre parenthèses de leur ville pour proclamer qu’elle peut encore vivre. Ils veulent y croire. « Andra tutto bene » (« tout ira bien »), l’espoir affiché au pic de la pandémie aura quand même des difficultés à se concrétiser. Les photos de cette Venise vide où l’on voyait l’herbe entre les pavés et quelques dauphins s’ébattre dans la lagune ont fait le tour du monde. Les images de cette splendeur nue ont donné à nombre de touristes l’envie de s’y précipiter « avant le retour des touristes »…

 

Quand on a vu la quantité de volets restés fermés pendant le confinement, on s’est rendu compte que beaucoup des propriétaires de logements à Venise n’y vivaient pas. Ces maisons et ces palais sont les résidences secondaires de Milanais, de Romains ou d’étrangers. Ou pire des appartements pour le seul usage des locations Airbnb. « La Venise des touristes est Venise », écrivait déjà Mary McCarthy dans les années cinquante. Dès le premier week-end de déconfinement, début juin, le pont qui relie les îles au continent, mal nommé pont de la Liberté, était bloqué par les automobiles et les cars de visiteurs – pour la plupart des Italiens venus des provinces limitrophes, profitant des réductions des billets de transport et de parking. Le quai du fondamenta dei Ormesini, nouvelle rue de la soif où les bars se suivent et se ressemblent, était envahi par une jeunesse venue faire la fête. Désormais, les abords du Rialto, le campo Santa Margherita, les quais du rio San Trovaso, les Zattere, et tous les endroits où l’on sert des spritz, du prosecco et de la bière, voient les mêmes foules se bousculer et s’embrasser chaque fin de semaine, au mépris de toutes les consignes de distanciation physique. L’autre soir, un bateau-night-club, la sono à fond, était de retour sur le canal de la Giudecca. Homo festivus festivus a retrouvé son terrain de jeux.

 

Et beaucoup de ces Vénitiens qui maudissaient les touristes attendent avec impatience leur retour – les restaurants à moitié vides, les hôtels fermés, les taxis qui ne travaillent plus qu’un jour par semaine, les gondoliers désœuvrés au bord des canaux, les guides touristiques, les commerçants de luxe et les marchands de bimbeloterie made in China. Carlos, un artisan qui a créé quelques-uns des masques du film Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, n’a plus envie d’ouvrir sa boutique pour attendre un improbable amateur. Un peu plus loin, les jeunes Sri-Lankais s’affairent pour réorganiser leurs charrettes de « souvenirs » bon marché qui encombrent sans vergogne toutes les rues de la ville, y compris l’incomparable place Saint-Marc.

 

Certes, la ville est débarrassée pour un temps des énormes paquebots de croisière qui, en saison, déversaient chaque jour des milliers de visiteurs éphémères. Qui voudrait embarquer dans ces immeubles flottants devenus des prisons insalubres au temps du coronavirus ? Mais les croisiéristes vont s’employer à promettre des garanties sanitaires et chacun sait qu’ils reviendront tôt ou tard dans la lagune. Le port de Venise, qui fait vivre plusieurs milliers de personnes (mais guère d’habitants du centre historique) et encaisse de juteux bénéfices, prépare déjà leur retour. Bien sûr, les plus gros bateaux ne passeront plus devant Saint-Marc, mais on va creuser un canal pour les accueillir un peu plus loin. Quitte à accélérer le flux des marées et à accroître les inondations de la ville.

 

Marco-Polo, l’aéroport, fonctionne au ralenti. Avant le Covid-19, près de douze millions de passagers y transitaient. Majoritairement avec des billets d’avion low cost, comme presque tous les vols qui atterrissaient à Trévise où l’on comptait plus de trois millions de passagers. Ils devraient sans doute revenir.

 

Et puis il y a l’eau qui, de plus en plus souvent, vient brutalement secouer la ville ou sournoisement la ronger. L’eau dont la violence lors des inondations a fait fuir les touristes l’automne dernier. En construction depuis plus de vingt ans, le Mose, la digue flottante destinée à protéger la ville des hautes marées, doit être inauguré à la fin de l’année. Avec dix ans de retard et après avoir été l’occasion du plus grand détournement d’argent public depuis la guerre. Son inauguration ne signifiera pas encore son entrée en service : il faudra encore tester son efficience et beaucoup se demandent s’il fonctionnera un jour.

 

Le maire de Venise, l’entrepreneur Luigi Brugnaro, promet qu’il va discipliner le flot touristique et permettre aux Vénitiens de continuer à vivre dans leur ville. Il promet beaucoup, car des élections doivent se tenir le 20 septembre prochain. Mais son conseil municipal vote à tour de bras des « dérogations » pour la construction de nouveaux hôtels. Chaque année, quelques établissements de luxe font leur apparition dans le « centre historique ». Pire, d’énormes hôtels-dortoirs à moins de 50 euros la nuit poussent comme des champignons à Mestre, sur la terre ferme comme on appelle ici l’autre moitié de la ville sur le continent.

 

Luigi Brugnaro, un homme d’affaires qui, disent ses adversaires, ignore ce qu’est un conflit d’intérêts, est très fier de sa dernière réalisation : l’installation à l’entrée de la ville, à la place du vieux marché aux fruits et légumes de Tronchetto, d’un immense parking susceptible d’accueillir des dizaines de nouveaux cars de tourisme, d’un hôtel de luxe de 500 chambres et de son enfant chéri, un poste de surveillance de tous les flux de la ville : la « Smart Control Room » qui centralise les données de plusieurs centaines de caméras. Le maire promet que le système ne portera pas atteinte aux libertés individuelles. Il permettra cependant de tracer les smartphones de tous les visiteurs. C’est, dit la mairie, pour connaître les flux touristiques et, si nécessaire, les rediriger vers des itinéraires bis. Mais ici, tous les chemins mènent place Saint-Marc… Une taxe de séjour est déjà appliquée aux visiteurs (de 6 à 10 euros selon la saison) et, en 2022, une réservation pour la visite pourrait devenir obligatoire. Mais pas question de limiter le nombre d’entrées.

 

La parenthèse enchantée qui a vidé la ville de son trop-plein a révélé cette cruelle vérité : Venise ne vit plus que par le tourisme. Quitte à en mourir ! Dans quelques mois, ou peut-être un peu plus si la pandémie s’attarde, on reviendra à ce temps où « plus personne n’allait à Venise parce qu’il y avait trop de monde ». 

 

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