Il y a des choses qui n’ont pas changé. Par exemple, les bains de mer organisent toujours nos étés, notre paysage intime et nos attentes sociales, comme s’il fallait se mettre en maillot de bain pour se sentir véritablement en vacances.

On peut citer d’autres invariants : la fin de l’année scolaire, les résultats des examens, le grand au revoir aux camarades de classe ou aux collègues, la chance de toucher son salaire alors même qu’on ne fait rien.

Mais le passage du temps a projeté dans le lointain mes années camping-car. De ces voyages à travers le bassin méditerranéen, il ne me reste qu’un carton de photos, deux ou trois journaux de bord, des babioles sans valeur achetées sur un marché, ainsi qu’un amour de la liberté auquel je me réfère comme à une boussole.

Paradoxalement, ce sont mes vacances actuelles qui éclairent mes vacances passées. L’évidence de ce que nous avons aujourd’hui rend anormale et bizarre l’absence de ce que nous n’avions pas encore.

Adolescent, je prenais les photos à l’aide d’un appareil argentique où l’on introduisait une pellicule de vingt-quatre ou trente-six poses qu’il fallait ensuite confier à un laboratoire, lequel les développait sur papier glacé. À la rentrée, sous les premières pluies d’automne, on découvrait ses photos de vacances, dont un bon nombre étaient ratées : mauvais cadrage, contre-jour, visages flous, yeux rouges.

Dans quelques semaines, mon smartphone me servira à faire des reportages personnels. Grâce à WhatsApp, les sourires parviendront instantanément à ma famille et à mes amis. Facebook diffusera mon bonheur.

J’entrais dans une échoppe pour acheter des cartes postales (monuments connus ou paysages stéréotypés) et des timbres (à l’effigie d’un grand homme local et libellés en francs, en lires, en pesetas ou en drachmes). J’expédiais la carte, agrémentée d’un court texte qui se voulait spirituel, à l’une de mes tantes ou à mes grands-parents (les parents de ma mère, qui passaient l’été chez eux dans le sud de la France). Les smileys n’existaient pas.

 

J’aimais bien suivre notre itinéraire sur la carte Michelin : l’autoroute rouge et or nouant le vert des forêts et le bleu des mers. Lorsqu’on était perdus, mes parents se disputaient, mon père accusant ma mère de lui avoir mal indiqué telle bifurcation. J’ai fini par oublier les paroles du rabbin Nahman de Bratslav : « Ne demande jamais ton chemin, tu risquerais de ne pas te perdre. » Le guidage par GPS, Waze ou Google Maps est agréablement infaillible, mais la voix trop douce qui nous conseille de tourner à droite n’a jamais été vivante.

 

Pour écouter de la musique, il fallait introduire une cassette dans une fente noire : l’autoradio. La voix de Brassens, Renaud, Boris Vian ou Carmen emplissait alors l’habitacle. Il arrivait qu’on chante en chœur. De nos jours, chacun a sa playlist toute prête. Grâce à mes filles, j’ai découvert Maître Gims, Angèle et quelques autres. Mais quand c’est au tour des parents de choisir le programme, elles tolèrent à peine La Flûte enchantée.

J’ai toujours une impression étrange, lorsque je sangle mes filles dans leur siège auto : en quinze ans de camping-car, je n’ai jamais été attaché. Sur la banquette arrière, on jouait au tarot, on inventait des histoires, on dessinait, on lisait, comme dans sa chambre. La ceinture de sécurité était le privilège et la malédiction des adultes, à l’avant.

Par la suite, j’ai pratiqué l’avion et la location Airbnb. Le camping-car, lui, existe toujours. Il a même ses hashtags dédiés sur Instagram : #vanlife, #Combi, etc. Aujourd’hui comme hier, il permet de parcourir le monde, dans un face-à-face écolo et libre avec la nature, la terre, la mer, les étoiles.

Parfois, déambulant sur un parking ou surfant sur Internet, je me prends à rêver devant un de ces camping-cars ultrasophistiqués qui coûtent le prix d’une voiture de sport ou d’une petite maison de campagne. J’aimerais bien en acheter un mais, à supposer que j’en aie les moyens, j’aurais le sentiment de commettre un sacrilège, car notre camping-car tout bringuebalant était à l’opposé de la frénésie consumériste.

« Le temps a fui comme du sang », écrit Aragon. Pour ma part, je dirais : hier est devenu incroyable.

Pourtant, les fondamentaux sont restés les mêmes : partir au loin, rompre avec l’année, se vêtir de mer et de soleil, partager quelques bribes avec les absents. Les structures n’ont pas tant changé que leur expression, leur enveloppe. Le sablier de mes mains déverse sur la plage le grain du temps.

Ce n’était pas mieux avant ; c’était différent. Si différent que j’ai du mal à l’expliquer à mes filles et que, de leur côté, elles ont du mal à comprendre. Elles s’écrient parfois, entre surprise, pitié et amusement : « Mais c’était le Moyen Âge ! »

Non : c’était la fin du XXe siècle – et c’était mon enfance. 


 

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