Comment est né le tourisme de masse ?

C’est une histoire plus ancienne qu’on ne le croit généralement. L’accès au voyage de classes non aristocratiques a commencé dès le XIXe siècle avec la création des Touring Club en 1890, en France, qui recrutaient dans les classes moyennes émergentes. À la fin du Second Empire, les employés de mairie de plus de 5 000 habitants bénéficiaient déjà de congés payés. Tout comme les employés des grands magasins ou, à partir de 1900, les employés du métropolitain à Paris. En moyenne, une semaine à dix jours par an. Le Front populaire a étendu ces réglementations sectorielles.

 

Qu’a apporté cette généralisation des vacances ?

Une rupture anthropologique majeure, le passage d’un « seuil de sensibilité », pour reprendre le mot de l’historien Philippe Ariès. Auparavant, le voyage était un arrachement aux siens, soit par l’exode rural, soit par la guerre. Le voyage positif, hédoniste, est un bouleversement que certains ont voulu encadrer : sans parler de l’Italie mussolinienne ou de l’Allemagne nazie, le tourisme associatif apparu après la Seconde Guerre mondiale (les mouvements de jeunesse chrétiens, le VVF, les auberges de jeunesse héritées de Léo Lagrange) ne naît pas d’un désir purement philanthropique mais d’une inquiétude : qu’est-ce que les masses laborieuses vont faire de ce temps libre ? Léo Lagrange pensait à juste titre que le voyage, au même titre que le bain de mer, cela devait s’apprendre et s’organiser.

 

Quel est le rôle des transports dans le développement du tourisme ?

Il est majeur. Par exemple, la « touristification » de la côte normande mais aussi du Tréport, de Saint-Malo et de Dinard s’est opérée à la fin du XIXe siècle en même temps que l’avancée du transport ferroviaire. Ont suivi bien plus tard la révolution automobile, le développement des liaisons aériennes, des charters puis des low cost. Le tourisme de masse correspond à une phase d’industrialisation, avec l’édification de complexes hôteliers plus ou moins structurés en chaînes. Tout devient programmable : les réservations, les déplacements… On n’est plus dans la période hasardeuse des trains supplémentaires dont on espérait qu’ils réussiraient à transporter beaucoup de monde ; on est dans la massification organisée.

 

Où en est-on du tourisme de masse ?

Il est en crise et ce n’est pas lié uniquement à des effets conjoncturels. C’est une question de modèle. À ce titre, la faillite à l’automne dernier de l’inventeur du tourisme mondial, l’agence britannique Thomas Cook, et les difficultés de l’Allemand TUI illustrent la façon dont ces organisations sont concurrencées, voire dépassées par les plates-formes digitales. Même si la masse des déplacements touristiques n’a jamais été aussi importante (autour de 1,5 milliard l’an dernier sur un total de 3 milliards de déplacements aériens), Internet nous a fait sortir du tourisme de masse en conférant au voyageur une autonomie qu’il n’avait jamais eue auparavant : il devient potentiellement l’autoproducteur de son voyage en utilisant toutes les logistiques informatiques mises à sa disposition. Le village global s’est de lui-même défragmenté. C’est dans l’ordre des choses : le touriste a précédé le tourisme, et on peut se demander s’il ne va pas lui survivre.

 

Quand voit-on apparaître des alternatives au tourisme de masse ?

Le Club Med, par exemple, est emblématique autant de l’augmentation du pouvoir d’achat des Trente Glorieuses que de l’envie d’évasion d’une société urbaine qui commence à prendre conscience de ses effets. Cette phase de renouvellement s’est poursuivie avec Mai 68, la contre-culture américaine, l’idée des vacances comme sociabilité alternative ou encore celle de nomadisme « déviant ». Il ne faut d’ailleurs pas trop les idéaliser : elles correspondent certes à un élan vers la découverte, mais aussi à une forme de repli, en tout cas d’affirmation grégaire et affinitaire, à l’origine notamment des festivals culturels où se rassemblent des gens qui se ressemblent.

 

Quelles conséquences le Covid peut-il avoir sur le secteur du tourisme ?

Il y a bien sûr la question d’une baisse du nombre des voyages entre continents et dans certaines zones plus touchées, mais on peut relativiser la situation française. Même si cette proportion ne cesse d’augmenter, un peu plus de 10 % de Français seulement passent les frontières durant leurs vacances en été. À titre de comparaison, 20 % des Anglais et 40 % des Allemands le font.

À condition que la pandémie ne flambe pas à nouveau dans de grandes proportions et mis à part l’interruption du flux de touristes américains et chinois, on peut penser que les conséquences resteront assez limitées. Il faut rappeler que le tourisme pèse en France autour de 8 % du PIB contre 13 % en Italie, 15 % en Espagne, 20 % en Grèce, 25 % en Croatie…

 

Entrons-nous dans une phase de relocalisation touristique ?

Les Français seront sans doute plus nombreux à passer leurs vacances en France, et dans des zones rurales, mais, globalement, le tourisme n’est pas une activité relocalisable. Parce que le patrimoine n’est pas délocalisable, sauf dans sa version parcs à thème, simulacre façon Las Vegas et autres copies de grottes invisitables. C’est la force structurelle et la fragilité conjoncturelle du voyage, qui reste l’expression d’un rapport au monde, le besoin de sortir de soi. « On ne saurait aller chercher trop loin l’envie de rentrer chez soi », disait Paul Morand.

 

Du terrorisme à la crise sanitaire, la sécurité est-elle devenue une donnée majeure du tourisme ?

La question de la sécurisation des mobilités a commencé à se poser après le premier choc pétrolier, sous l’effet de la précarisation générale de la société. Le rapport purement hédoniste à la découverte – cet âge d’or où l’on s’instruisait pour le plaisir de s’instruire – est dépassé. Se construit une nouvelle identité du voyageur : un personnage plus circonspect, prudent et calculateur, loin du romantisme rimbaldien. C’est une remise en cause des motivations historiques du voyage : l’enrichissement culturel et la sauvegarde de la santé. Quand Montaigne voyage jusqu’en Italie, c’est pour rencontrer la diversité humaine et soigner ses calculs rénaux. À partir de la fin des années 1960, le routard voyage au risque de sa santé, et ensuite il y a l’événement sida, le 11 Septembre et toutes ses suites…

 

À quoi les vacances peuvent-elles ressembler après le long confinement ?

Je n’imagine pas une explosion du désir de liberté mais plutôt le passage d’un confinement subi à un confinement choisi. Le coup de génie des fondateurs du Club Med a été de comprendre que les gens, dans leur majorité, ont besoin d’un espace à huis clos. Ces bulles existent partout. Il ne faut pas oublier qu’habituellement, sur le littoral français, 35 millions de Français se regroupent entre juillet et août sur 4 % du territoire national. En réalité, la campagne et la montagne ont des arguments à faire valoir : l’espace qui cohabite avec du huis-clos – un vrai luxe après le confinement !

 

La préoccupation environnementale peut-elle contribuer à réinventer le tourisme ?

La question du CO2 est dans toutes les têtes, chez les jeunes particulièrement, mais il ne faudrait pas que l’avion devienne un bouc émissaire. Si on rapporte la pollution au nombre de voyageurs, l’avion représente 3 % de la pollution mondiale – moins, par exemple, que les big data. En revanche, les usages peuvent évoluer, les courts trajets redevenir plus avantageux en train, mais il faut pour cela que le secteur des transports réfléchisse en termes de complémentarité. Sans doute allons-nous aussi vivre une remise en cause des séjours courts et multiples qui rendent les transports proportionnellement plus polluants. Mais, j’insiste, on estime que le tourisme est responsable de 10 % des pollutions qui affectent la planète. Restent 90 % qui sont liés à d’autres activités.

 

Comment lutter contre les méfaits du tourisme de masse ?

Il faut encourager les comportements responsables, sans oublier que jamais un touriste n’a mis un pistolet sur la tempe du capitaine d’un des grandi navi de Venise pour passer près de la place Saint-Marc. Il est certain que le secteur touristique manque de déontologie. La rentabilité à tous crins est la première préoccupation de cette profession dont la conscience patrimoniale est assez faible. Il faut qu’elle se métamorphose.

 

Quelles solutions concrètes peut-on envisager ?

On peut limiter l’accès en cas de trop grande affluence. Il faudrait également réguler les plates-formes de location en ligne. Mais on voit aussi qu’une diversification se fait jour, avec le développement du tourisme urbain ; on peut parler de patrimoines de diversion pour éviter les engorgements devant La Joconde au Louvre, par exemple. C’est ce qu’a exploré le Guide du routard en couvrant les banlieues. On doit élargir l’idée que l’on se fait du patrimoine à l’aide de certaines réalités quotidiennes souvent oubliées du tourisme standard. On peut par exemple se promener à Rome en suivant un circuit reliant des lieux de tournage de films de Fellini. L’idée est de trouver des endroits qui ont du sens – parce que l’essence du voyage, c’est de donner du sens.

 

Un tourisme de circuits courts ?

La crise des subprimes en 2007-2008 avait provoqué le début d’un phénomène de mutualisation : on avait assisté à un essor des demandes groupées de location, des colocations ainsi que des covoiturages, des partages de frais, voire à une décélération de l’échange financier. Tout cela n’a cessé de progresser. C’est l’esprit d’organisations comme Couchsurfing et bien d’autres, qui poussent à l’échange d’habitations sans dimension financière. J’appelle cela l’internationale de l’hospitalité. Cela passe par nombre de micro-associations, mais aussi par des cercles de solidarité familiaux ou amicaux, souvent intergénérationnels, des seniors à la retraite prenant en charge des personnes plus jeunes.

 

Un tourisme écologique est-il possible ?

Oui. Peut-être pas avec une conscience idéologique étroite, mais avec des pratiques concrètes respectueuses, un tourisme à visage humain qui contribue à la préservation des sites, comme cela a été le cas avec le tourisme fluvial qui préserve aussi bien la nature que les patrimoines humains – « une écologie de l’esprit », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Gregory Bateson.

 

Peut-on assister à une révolution touristique ?

L’histoire du tourisme s’inscrit dans une suite de continuités qui se superposent. Je pense que les pratiques d’individualisation vont se poursuivre, que le tourisme va continuer à s’émanciper des ensembles industriels et tenir compte de la préoccupation environnementale. Je détesterais que revienne une idéologie rance et nationaliste, celle du goût du logis. Quels que soient ses torts, le tourisme constitue un élément essentiel pour l’harmonie sociale et politique du monde. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

 

 

 

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