Paris-Istanbul en 52 stops
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Mon été 2019, je peux le décrire en 52 rencontres. Parfois incroyables. 52 voitures qui m’ont pris en stop, pendant un périple à travers l’Europe. À 28 ans, j’ai fait Paris-Istanbul par la route des Balkans, uniquement en tendant le pouce. Quand je suis parti, je ne savais pas quel itinéraire j’allais emprunter. Et du stop, je n’en avais quasiment jamais fait, juste deux ou trois fois, avec des amis, dans la campagne française. Pour la première fois de ma vie, je n’avais pas l’obligation de travailler l’été et j’avais envie de mettre ce temps à profit malgré un faible budget (de l’ordre de 400-500 euros). Je suis parti avec un seul objectif : arriver à tout prix à Istanbul, qui, pour moi, représentait une porte vers la partie orientale du monde. Je l’ai annoncé sur Facebook, et je l’ai fait. Sans savoir comment cela allait se passer. Parce que c’est justement ce qui m’intéressait : faire en fonction des situations. Enfant, j’ai peu voyagé, seulement en France. Généralement, avec mes parents, nous partions deux semaines en Haute-Savoie, à la montagne. J’ai pris l’avion pour la première fois vers l’âge de 16-17 ans, dans le cadre d’un voyage scolaire pour l’Australie. En revanche, je lisais énormément, des styles très variés. J’ai toujours été curieux et, à ce moment-là, la lecture représentait un véritable voyage dans le temps et dans l’espace pour moi qui bougeait très peu. D’ailleurs, j’ai beaucoup lu de récits de voyage, j’étais conscient de tout ce que cela pouvait apporter… mais la théorie, la lecture ne suffisent pas : je voulais le vivre.
Avant mon départ de Paris, je n’ai pas cherché à prendre beaucoup de renseignements sur les lieux et les populations : je n’avais pas envie de me faire trop d’idées préconçues, de préjugés. J’ai préféré rester libre, me laisser porter par les rencontres. Pour la ville de Sarajevo, par exemple, je l’avais étudiée en histoire ; je me rappelle de souvenirs radiophoniques. D’avoir entendu, enfant, ces gens qui fuyaient dans la boue. Mais je ne me souvenais plus de grand-chose. J’ai pu reconstituer l’histoire grâce aux récits subjectifs de mes rencontres, m’appuyer sur leurs témoignages, m’ouvrir à la réflexion de mes interlocuteurs, reposant sur leur expérience. Même s’il est vrai que, parfois, il y avait des théories fumeuses ! Mais même dans ce cas, c’est intéressant, il y a toujours une signification derrière. J’essaie alors de comprendre pourquoi il ou elle a cette approche…
Sur le bord des routes et des autoroutes, j’avais ma pancarte. Un bout de carton récupéré en supermarché, sur lequel j’indiquais une destination à 100 ou 200 kilomètres. Je ne sautais pas sur les voitures : j’avais envie d’être choisi. Qu’il y ait un double mouvement dans la rencontre, car ce n’est pas juste un service rendu. L’échange se fait dans les deux sens. Et c’est souvent ce qui s’est produit : les conducteurs vous parlent de leur vie, ils sont contents d’être écoutés. J’étais parti avec des petites tours Eiffel à donner en remerciement, mais je me suis rapidement rendu compte que c’était inutile : il y avait déjà un échange en tant que tel. L’idée qu’il fallait donner ou laisser quelque chose n’impliquait pas forcément un objet matériel, bien au contraire. Beaucoup m’ont remercié pour le moment partagé, la discussion. Nombre de mes interlocuteurs ont d’ailleurs compris pourquoi j’avais enclenché cette démarche. Certains l’avaient déjà fait, notamment dans les années 1960-1970. Et puis il y a eu cette réfugiée syrienne qui travaillait depuis trois ans en Allemagne… elle m’a pris pour m’amener du lac de Constance à Munich tout en me disant que j’étais fou, inconscient de faire cela. Pourtant, on était en Allemagne, et elle, elle me racontait sa fuite, via la Libye, en bateau !
Grâce à ces témoignages, ces regards sur des vies que je n’aurais jamais pu imaginer, mon voyage m’a apporté une expérience tout autre des frontières. Ces dernières s’effaçaient, disparaissaient au fil de mes échanges avec des conducteurs souvent transfrontaliers, dont l’histoire s’imbriquait dans les différents pays. Un médecin qui exerçait à Vienne mais vivait à Bratislava, une Bosnienne demeurant à Graz. Je me suis confronté à une autre géographie, qui ne recoupait pas forcément les frontières physiques des cartes.
Et puis au-delà des autres, la première rencontre dans une aventure comme celle-ci, c’est avec soi-même. L’expérience d’être seul. Une autre forme de tourisme, d’une certaine manière : se découvrir. Normalement, je suis assez solitaire par tempérament. Mais là, le cadre était très différent de ce que je peux vivre au quotidien. D’autant que je ne lisais rien, que je ne m’informais pas de l’actualité. J’étais complètement déconnecté. Cela m’a permis de retrouver une forme un peu plus ancienne de voyage, plus traditionnelle. Quand j’arrivais dans une ville, j’allais manger, je parlais à des gens. En fait, je me laissais porter. Et pas toujours pour le meilleur. Une fois, je suis tombé sur un mec assez insistant. Il devait avoir 40 ou 50 ans, et approchait sa main de ma cuisse. C’était inattendu et vraiment pas agréable sur le coup. Mais avec le recul, cette mésaventure m’a fait me dire : « C’est donc cela que les femmes vivent souvent. » Ces situations imprévues ont permis des prises de conscience sur moi, sur le monde. En fait, j’aime assez ce genre de mauvaises rencontres, permises par ce mode de voyage : ce sont aussi des découvertes, un univers normatif complètement différent.
Quand j’y pense, c’est peut-être un peu cliché, mais j’ai le sentiment qu’il y a dans ce type de voyage, pour un garçon qui n’a pas vécu cette expérience, un côté service militaire. Ce voyage m’a permis de rencontrer des gens de milieux socio-culturels extrêmement variés. J’ai été obligé de me débrouiller par tous les moyens. Il manquait juste le cadre coercitif de l’armée ! Mais pour quelqu’un comme moi qui a des convictions assez ancrées, le nomadisme m’a permis de confronter mes idées et des conceptions théoriques à des réalités de terrain très éloignées de la mienne. Cet été, je compte repartir un peu sur le même principe, jusque dans le Caucase. Je rêve de Tbilissi, de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan, et pourquoi pas aussi de la Roumanie et de la Pologne que je n’ai pas traversées l’été dernier… Mais je n’aurai que trois semaines. Au fond, je rêverais un jour de partir sans date de retour et quasiment sans argent.
Propos recueillis par Oriane Raffin
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