Bismarck et Beveridge

Du point de vue des retraites, l’Europe occidentale partage une histoire commune par-delà les différences entre le modèle mis en place par le chancelier allemand Bismarck, qui repose sur les cotisations, et celui imaginé par l’économiste britannique William Beveridge, financé par l’impôt. Même si des embryons de systèmes de retraite avaient été créés dès la fin du XIXe siècle, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la plupart des pays européens ont étendu ces systèmes. Ceux-ci ont rendu possible un arrêt du travail avec une continuité des revenus à 65 ans, un âge qui correspondait à celui de l’espérance de vie. À partir des années 1960, de plus en plus de gens ont commencé à vivre au-delà de 65 ans, mais dans la pauvreté, du fait de régimes encore sous-développés et peu généreux. Au début des années 1970, les règles de calcul des pensions ont été améliorées. Depuis les années 1990, en France, les retraités disposent d’un niveau de vie supérieur à celui des actifs. Comme dans tous les pays industrialisés, la démographie – de moins en moins d’actifs pour financer les retraites généreuses des papy-boomers – et le ralentissement économique ont remis en cause la viabilité à terme des systèmes de retraite.

C’est pour faire face à ces enjeux que la Banque mondiale a publié en 1994 un rapport qui proposait des recettes ultralibérales, dont on mesure partout l’influence. Le rapport estimait que les retraites classiques, « par répartition », étaient devenues trop coûteuses et proposait de leur substituer un système à trois piliers : un pilier public financé par l’impôt, qui se contente de garantir un minimum vieillesse ; une capitalisation obligatoire garantie, qui permette que chacun touche une retraite à la mesure de ce qu’il avait durant sa vie active ; un troisième pilier facultatif, basé sur une épargne volontaire et défiscalisée. Ce rapport a fourni un modèle pour la recomposition des systèmes de retraite dans de nombreux pays européens. Celui de la France reste encore éloigné de ce modèle, mais le pays voit se développer des fonds de pension, soutenus fiscalement, pour les plus riches et la garantie d’un minimum de pension par l’État.

 

En Suède, dix ans pour bâtir un consensus

Comment expliquer que nombre de nos voisins européens aient pu allonger les durées de cotisation et baisser les pensions sans déchirements majeurs, alors qu’en France les réformes des retraites se succèdent depuis 1993 sans jamais régler la question ? La Suède est le cas le plus emblématique. Une commission parlementaire comprenant tous les partis politiques a négocié pendant près de dix ans un projet de réforme adopté à l’unanimité en 1998. La loi a mis en place un nouveau système d’accumulation des droits à la retraite sur un compte personnel, avec un âge de départ à la carte au-delà de 61 ans (plus le départ est différé, plus la pension est élevée) et un complément obligatoire de retraite financé par capitalisation.

Pour atteindre ces objectifs, les gouvernements nordiques ont pris le temps de longues négociations

La question posée était la même que celle qui agite le débat en France : faire travailler plus longtemps les actifs, ajuster le rapport entre retraite et vie active en fonction de la situation économique et démographique. Pour atteindre ces objectifs, les gouvernements nordiques ont pris le temps de longues négociations et accompagné ces changements de réformes importantes dans le domaine de la formation, de l’emploi et dans l’amélioration des conditions de travail. Dans les années 1990, la Finlande affichait un taux d’emploi des seniors aussi bas qu’en France. Elle a réussi à l’augmenter fortement – condition réelle de l’équilibre des systèmes de retraite – en mobilisant toutes les énergies pour adapter les postes de travail et faire reculer la pénibilité. Elle a lancé de grandes campagnes publiques sur l’utilité de l’emploi des seniors et d’autres pour dénoncer les entreprises qui organisaient le départ anticipé de ces salariés. La rapidité avec laquelle la Finlande a rattrapé son retard dans ce domaine est stupéfiante.

 

En Allemagne, la réforme Schröder

On pourrait me rétorquer que ces exemples concernent des pays aux dimensions modestes, mais je ne crois pas que la taille importe tant que ça. La Belgique ou la Suisse sont des petits pays qui ont pourtant des systèmes sociaux plus inégalitaires. Ce qui me paraît compter davantage, c’est l’homogénéité des qualifications et des niveaux de rémunération des populations actives, fortes dans les pays scandinaves, alors que de grands pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne présentent des structures plus différenciées. L’autre avantage des pays nordiques, c’est d’avoir un système de retraite quasiment unifié, quand nous avons encore 42 régimes – et nous en avions près de 600 dans les années 1980.

On peut aussi évoquer la situation de l’Allemagne, qui a repoussé l’âge de départ à la retraite sans décote à 67 ans à l’horizon 2029 – ce qui est déjà le cas en France. Pendant longtemps, la question des retraites était tellement importante que toute réforme devait reposer sur un accord bipartisan entre la droite et la gauche. Ce consensus a été brisé en 1997 avec l’adoption d’une réforme paramétrique lourde décidée par le gouvernement d’Helmut Kohl qui prévoyait une baisse du taux de remplacement des revenus de 70 à 64 % pour une retraite à taux plein. Élu chancelier l’année suivante, le leader du SPD Gerhard Schröder a annulé ces dispositions mais, en 2001, il a imposé une nouvelle réforme visant à faire des économies en réduisant les retraites publiques.

Pourquoi ces réformes n’ont-elles pas provoqué des mouvements de protestation massifs ? Parce qu’elles ont été négociées avec des syndicats puissants. La baisse des taux de remplacement (entre le salaire et la retraite) a été accompagnée par la création de fonds de pension soit individuels, soit collectifs, abondés par les employeurs et permettant de compenser la baisse du taux de remplacement du public. Et le gouvernement allemand a décidé de mettre de l’argent pour compléter le dispositif : moins votre revenu est élevé, plus l’État vous aidera ; plus vous avez d’enfants, plus l’État vous aidera. Vingt ans après, on constate que la compensation permise par les retraites par capitalisation a été plus effective dans les grandes entreprises et dans les grands secteurs exportateurs, où des négociations collectives ont permis de vrais abondements. C’est moins vrai dans les secteurs comme les services moins qualifiés aux entreprises ou aux personnes. On retrouve en Allemagne la même dualité du marché du travail qu’en France.

 

Le contre-modèle italien

Ce qui m’inquiète dans la réforme des retraites qui s’annonce dans notre pays, c’est qu’en dehors de quelques mesures sur la pénibilité et les carrières longues, on ne voit rien de comparable en termes de négociations et de compensations à ce qui a été mis en place en Suède ou en Allemagne, par exemple. Notre incapacité au dialogue social est connue, elle empêche toute maîtrise de processus longs, massifs et complexes.

Emmanuel Macron a coutume de dire que la réforme des retraites constitue la mère des réformes. J’ai tendance à penser qu’il vaudrait mieux qu’elle en soit la petite-fille, qu’on ne commence pas par la fin sans s’être attaqué au début du problème : la pauvreté des enfants qui augmente, les échecs scolaires, les difficultés des jeunes, la pauvreté des parents isolés. Plutôt que d’ajouter une énième réforme des retraites impopulaire, il faudrait se donner les moyens de réformes structurelles de notre système éducatif, de soutien aux jeunes et aux familles, se donner pour ambition l’amélioration de la qualification de la population et de la qualité des emplois, ce qui permettrait d’accroître les ressources du système de retraite, ainsi que des carrières naturellement plus longues.

L’exemple italien devrait nous faire réfléchir, il pourrait même constituer un contre-modèle. Fin 2011, l’Italie en pleine crise de la dette cède à la pression des marchés et de l’Europe. La ministre Elsa Fornero annonce en pleurant une réforme brutale dont elle sait qu’elle est cruelle et injuste, un report à 67 ans de l’âge de départ à la retraite sans décote, dès 2018, qui va surtout frapper les plus démunis. Les règles changent rapidement, sans concertation. En outre, la pérennité du système n’en est pas assurée pour autant. En 2018, les mouvements populistes que sont la Lega et 5-étoiles font une percée, notamment grâce à leur critique de cette réforme, ce qui leur permet de former une coalition gouvernementale. Et, en 2022, la cheffe de l’extrême droite, Giorgia Meloni, devient Première ministre. Les grands perdants de la réforme Fornero se trouvaient parmi les électeurs de ces partis extrémistes. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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