L’histoire occupe-t-elle une place nouvelle, plus importante, dans le débat politique ?

Je ne le crois pas. Prenez l’exemple de la Révolution : tout au long du xixe et du XXe siècle, elle a fait l’objet de confrontations. Les lois de 1879 et 1880 qui ont fait de La Marseillaise l’hymne national, puis du 14 Juillet la fête nationale étaient des lois dirigées contre les monarchistes. En 1939, les débats à l’Assemblée pour voter les crédits du cent-cinquantenaire de 1789 ont été très vifs. Et, pour avoir fait partie de la Mission du bicentenaire en 1989, je me souviens des débats, cette fois plutôt entre historiens, qui se sont déroulés dans un climat d’exclusion peu conforme à l’image qu’on se fait de la disputatio en Sorbonne.

La Seconde Guerre mondiale a beaucoup occupé les récents débats politiques, en particulier dans les médias. A-t-elle remplacé la Révolution dans nos confrontations historiques ?

Effectivement. L’Occupation tient désormais la même place. Les années 1940 à 1944 correspondent d’ailleurs elles aussi à une remise en cause des acquis des Lumières et de la Révolution. Je ne serais pas étonnée que, dans cent ans, on continue de se disputer à leur sujet, à moins qu’une autre période, aussi terrible, ne vienne la reléguer au second plan.

Comment expliquez-vous qu’Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon soient parmi les politiques qui font le plus appel à l’histoire ?

C’est sans doute lié à leur position souverainiste. Si on pense que l’État-nation est la valeur première, il y a une logique à s’intéresser à l’histoire de cet État-nation. Pour des raisons multiples, l’État est aujourd’hui moins souverain qu’il ne l’a été par le passé.

« L’évocation de la Seconde Guerre mondiale sert ainsi à définir le bien et le mal »

En exaltant l’histoire nationale, ces hommes politiques visent l’Europe qui déposséderait la France de sa souveraineté et – pour Éric Zemmour – qui amplifierait la menace représentée par les migrations à l’échelle de la planète. Il y a instrumentalisation de l’histoire, mais ce n’est pas nouveau.

Pourquoi les leaders pro-européens ne s’appuient-ils pas, eux aussi, sur l’histoire ?

Cela a été tenté en 2010 avec le soixantième anniversaire de la déclaration de Robert Schumann, mais il y a une difficulté : l’histoire de l’Europe est une histoire raisonnable. La décision des Européens de s’entendre, après soixante-quinze années de conflits entre 1870 et 1945, a donné lieu à un énorme travail qui se voulait démocratique. Seulement, la construction d’une Europe des États n’a pas créé un peuple – elle a peut-être fondé une communauté de destin, mais celle-ci n’est pas ressentie comme telle. La construction européenne est tout à fait exceptionnelle à l’échelle de l’histoire universelle, seulement les sentiments n’ont pas suivi. L’émotion historique se transmet en général à travers les familles, dans un cadre qui demeure national. Le cadre émotionnel européen est faible, même si des gens ont pu pleurer à l’annonce du Brexit.

Les Français entretiennent-ils un rapport étroit avec leur histoire ?

C’est un lieu commun de le dire et, en général, ce sont les Français qui le prétendent – avec, aussi, quelques historiens anglais –, mais j’attends l’ouvrage qui le démontrerait. Cette impression tient peut-être au fait qu’à l’école, l’enseignement de l’histoire est obligatoire et que tout bachelier s’estime compétent en histoire de France. Mais le rapport d’un pays à son histoire peut se mesurer avec d’autres critères.

« Les politiques se servent de l’histoire en créant des mythes afin de rassembler des groupes sociaux ou même la nation »

Par exemple, à l’approche du 11 Novembre, le site des archives britanniques a proposé à la vente une série d’objets commémoratifs, des broches et des pins coquelicots, des écharpes au même motif [en lien avec la « campagne du coquelicot », une grande levée de fonds annuelle en soutien aux soldats blessés ou tués au combat ainsi qu’à leurs familles]… Au même moment, sur le site des archives françaises, le 11 Novembre n’était même pas signalé.

Notre rapport particulier au passé ne vient-il pas d’une histoire assez mouvementée ?

Il est vrai que l’histoire de France est très chahutée. Nous avons eu, depuis la Révolution, quinze constitutions ; l’Angleterre n’en a même pas ; et aux États-Unis, c’est la même depuis le XVIIIe siècle. Il y a des indices qui suggèrent que la France est un pays plus divisé que ses voisins, mais cela reste aussi à démontrer. Il demeure que le passé pèse lourd. L’évocation de la Seconde Guerre mondiale sert ainsi à définir le bien et le mal. En cette matière, le nazisme est un mal insurpassé. Nous ne sommes pas là dans la seule histoire mais dans la morale.

Comment distinguer les bons et les mauvais usages de l’histoire ?

C’est une question difficile. Qui sont les « parleurs d’histoire » ? Il y a les journalistes ou les essayistes, puis les politiques et enfin les historiens. Le travail de vulgarisation des journalistes peut conduire à simplifier jusqu’à la déformation. Quant aux politiques, ils se servent de l’histoire en créant des mythes, des légendes roses ou noires, afin de rassembler des groupes sociaux ou même la nation.

« L’histoire n’est pas écrite une fois pour toutes »

Mais l’instrumentalisation n’est pas le propre d’une profession ou d’un statut social. On a pu voir des journalistes utiles à la connaissance historique – je pense aux livres de Christian Bernadac sur les camps de concentration, publiés à un moment où l’étude de la déportation démarrait très lentement, ou, sur la Résistance, aux ouvrages d’Henri Noguères, qui a été journaliste et homme politique.

Qu’est-ce qui distingue les historiens des autres parleurs d’histoire ?

Théoriquement, leur méthode, qu’on peut définir en trois points : l’exhaustivité des sources, la critique de ces sources et le temps libre nécessaire à la recherche. On est cependant obligé de constater que deux historiens, face aux mêmes pièces d’archives, peuvent en donner des analyses différentes.

Pourquoi ?

L’histoire n’est pas séparable de l’historien, l’historien est dans l’histoire, il est lui-même doté d’un héritage historique, d’une mémoire familiale… Il est aussi marqué par les circonstances du présent, qui influent sur sa plume. Pour autant, cela ne justifie pas le relativisme. L’historien offre en principe un regard filtré par la méthode.

Doit-on s’inquiéter des réécritures de l’histoire ?

Tout historien réécrit l’histoire, il la révise même puisqu’il ouvre de nouveaux champs, de nouveaux angles. L’histoire n’est pas écrite une fois pour toutes. Mais réécriture et même révision ne signifient pas révisionnisme. Celui-ci est une instrumentalisation délibérée d’éléments tirés de lectures diverses pour construire un récit qui convienne à son auteur.

Par exemple ?

En 1980, un sociologue, Serge Thion, a relevé une légère contradiction dans la description que faisait Anne Frank du lieu où elle était cachée. Il en a déduit le caractère non fiable de son témoignage. C’était du révisionnisme, voire du négationnisme : on s’emparait d’une anomalie de détail pour conclure à l’inexistence de l’ensemble.

« Avec Zemmour, on est dans le révisionnisme »

C’est ce qu’ont fait aussi certains anticléricaux à la fin du XIXe siècle, qui s’appuyaient sur les différences entre les quatre Évangiles pour conclure que l’homme Jésus n’avait pas existé.

Comment définiriez-vous la pratique de l’histoire d’Éric Zemmour ?

Avec lui, on approche de la fiction. On a un rhéteur, un homme emporté par sa plume alerte et très acerbe. Sur Dreyfus ou Vichy, il est dans l’imaginaire. On peut dire que Pétain n’avait pas programmé un génocide ; on peut dire qu’une partie des fonctionnaires du temps de l’Occupation ont aidé des Juifs, ce sont des faits avérés. Mais cela n’a pas empêché que beaucoup de Juifs, non français mais aussi français, ont été déportés et que le gouvernement de Vichy y a largement contribué. Avec Zemmour, on est dans le révisionnisme.

Les historiens peuvent-ils aider à rétablir la vérité historique ?

Il faut en avoir le temps. La recherche est une activité chronophage, et si l’on doit courir après toutes les bêtises qui se disent sur la place publique, on sera vite très essoufflé. Il y a un équilibre à trouver mais, par moments, l’historien peut mettre sa compétence au service du débat public. Benjamin Stora sur l’Algérie ou Vincent Duclert sur le Rwanda, avec la remise de leurs rapports commandés par l’État, ont pu rendre service en éclairant certains points de l’histoire. J’ai moi-même participé à la mission Mattéoli sur la spoliation des Juifs de France. C’est notre devoir, d’intervenir quand des énormités sont proférées, mais l’historien n’a pas le monopole de ces rectifications. Quand Faurisson a popularisé ses thèses négationnistes, d’anciens déportés ont travaillé sur la technique des gazages d’êtres humains dans l’Allemagne nazie. Ce mélange d’historiens amateurs et de professionnels a produit des recherches et un savoir. L’histoire n’appartient pas aux historiens.

Comment peut-on se prémunir face aux instrumentalisations de l’histoire ?

C’est la vieille question de Sherlock Holmes : à qui profite le crime ? Qui dit quoi, quand et pourquoi ? Tout citoyen est capable de se poser ces questions. Normalement, l’école a aidé à cela. Mais l’apport des historiens peut être utile. Quand on prétend que De Gaulle a évoqué « Colombey-les-Deux-Mosquées », un historien peut signaler que la source de cette affirmation est un ouvrage d’Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle [paru en trois volumes entre 1994 et 2000]. Il s’agit donc d’un propos rapporté, et même d’un propos qui a pu être imaginé. Dans ce livre, ce n’est pas De Gaulle qui parle à travers Peyrefitte, c’est Peyrefitte qui parle à travers De Gaulle.

Que vous inspire la cancel culture ?

Prenons l’exemple de l’histoire de l’esclavage et de la traite négrière. C’est devenu un sujet d’actualité. Sur les demandes de déboulonnage des statues, l’historien ne peut que réfléchir à cette demande sociale tout en essayant de limiter les anachronismes. Les historiens ne sont généralement pas favorables à la destruction des traces du passé. En revanche, qu’on inscrive sur place le caractère discutable de telle ou telle statue, pourquoi pas ? En droit, nous disposons d’une notion qui peut être utile, le trouble à l’ordre public. Si une statue déclenche une émotion trop forte pour une partie notable de la population, on peut la mettre dans un musée, mais on ne la détruit pas. C’est ce qu’ont tenté de faire les Allemands à Berlin avec des statues de Lénine et une œuvre d’Arno Breker. C’est aussi ce qu’ont fait les révolutionnaires en 1795 après une période de vandalisme, en créant le premier Musée des monuments français. 

 

Propos recueillis par Patrice Trapier & Maxence Collin

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